Partie 4 - poême

 

Poème Évangéline

Un conte d'Acadie
Henry Wadsworth Longfellow
(traduction française de Pamphile LeMay (1837-1918))
 

PREMIÈRE PARTIE - III


Comme un souple aviron, aux mains des matelots,
Fléchit, ne se rompt pas, en soulevant les flots,
Le notaire marchait épaules inclinées,
Mais ne s’affaissait pas sous le poids des années.
Dorés comme un duvet de maïs, et soyeux,
En boucles sur son cou retombaient ses cheveux.
À travers leur cristal, ses besicles de corne
Laissaient voir la sagesse au fond de son œil morne.

Il aimait d’ordinaire à faire des récits.
Père de vingt enfants, plus de cent petits-fils,
Dès qu’ils l’apercevaient, couraient à sa rencontre
Pour coller leur oreille au tic-tac de sa montre.
Pendant la guerre, ami des Anglais, sans procès,
Quatre ans il fut captif dans un vieux fort français.
À l’abri du soupçon, sa vertu pour défense,
Il avait maintenant la candeur de l’enfance.

Tous l'estimaient, petits et grands. Il racontait
Pourquoi le loup-garou vers les bois remontait,
Et pourquoi les lutins chevauchaient dans la friche.
Et puis, il rappelait le sort du blanc Létiche,
Enfant mort sans baptême, esprit doux, soucieux,
Qui voltige toujours, cherchant toujours les cieux,
Et de l'enfant qui dort s'en vient baiser les lèvres.
Et puis qu'une araignée est un remède aux fièvres,
Quand on la porte au cou dans l'écale des noix.
Que la nuit de Noël, au bon temps d'autrefois,
La génisse et le boeuf causaient dans les étables.
Il leur disait aussi les vertus véritables
Que le peuple, partout simple autant que loyal,
Prétendait découvrir dans le fer à cheval,
Et dans le trèfle blanc à la quadruple feuille,
Et biens d'autres récits que le peuple recueille.

Cependant, aussitôt que LeBlanc arriva,
De son siège, au foyer, Basile se leva.
Il lui tendit la main. Puis, la voix animée,
Et faisant de sa pipe onduler la fumée :
« Allons! père LeBlanc, commença-t-il alors,
« Vous avez entendu ce qu'on dit au-dehors.
« Sait-on bien ce qu'ici les vaisseaux viennent faire?
« Avez-vous du nouveau? »

« Je ne sais quelle affaire,
« Lui répondit LeBlanc d'un ton de bonne humeur,
« Amène ces vaisseaux. Je connais la rumeur,
« Et j'ai glané, ma foi, mainte chose au passage,
« Mais ne répétons rien, c'est peut-être plus sage.
« Je ne puis, toutefois, croire que ces bateaux
« Viennent pour ravager nos fertiles coteaux.
« Les Anglais voudraient-ils nous déclarer la guerre?
« Il faut un bon motif. Pour moi, je ne crains guère. »

« Nom de Dieu! s'écria le bouillant forgeron,
« Qui parfois décochait joliment un juron,
« Il nous faut donc alors chercher, en toute chose,
« Le pourquoi, le comment? Il n'est rien que l'on n'ose.
« L'injustice est partout, et personne n'a tort;
« Tout le droit maintenant appartient au plus fort. »

Sans paraître observer la chaleur de Basile,
LeBlanc continua d'une voix fort tranquille :
« L'homme est injuste, soit; le bon Dieu ne l'est pas.
« La justice triomphe à son tour ici-bas,
« Et, pour preuve, je vais vous redire une histoire
« Qui ne s'efface point de ma vieille mémoire;
« Elle me consolait de mon sort déloyal,
« Lorsque j'étais captif au fort de Port-Royal. »

Le vieillard aimait bien cette histoire touchante.
À ceux que maltraitait quelque langue méchante,
À ceux qui sur l'honneur ne voulaient plus compter,
D'une voix tout émue il allait la conter.

« Que la crainte de Dieu, dit-il, se perpétue!
« Jadis, dans une ville, était une statue :
« La Justice. De bronze, au piédestal d'airain,
« Elle avait bel aspect, et son regard serein
« Aux désirs criminels imposait le silence.
« Sa droite tient le fer, sa gauche, la balance,
« Emblèmes éloquents de l'équitable loi
« Qui veillait sur les biens, sur les moeurs, sur la foi.
« Et des oiseaux nichaient dans les plateaux sans craindre
« Le glaive flamboyant qui semblait les atteindre.

« Pourtant il arriva, dans la suite des temps,
« Qu'on vit se pervertir les moeurs des habitants :
« Et le faible, sans cesse en butte à l'ironie,
« Dut subir du plus fort la lâche tyrannie.
« On afficha le vice, et plus d'un tribunal
« Outragea l'innocence et protégea le mal.

« Un collier disparut de la maison d'un noble.
« On conclut aussitôt à quelque vol ignoble,
« Et l'on chercha partout, mais en vain, des témoins.
« On voulut sur quelqu'un se venger néanmoins.
« Devant un intrigant revêtu de l'hermine,
« On accusa, sans honte, une pauvre orpheline
« Qui depuis de longs jours servait fidèlement.
« Le procès, pour la forme, eut lieu fort promptement,
« Et le juge pervers, d'une voix émouvante,
« À mourir au gibet condamna la servante.

« Autour de l'échafaud on vit les curieux,
« Pressés, impatients, inonder tous les lieux.
« Par le triste chemin que la foule jalonne,
« La victime s'avance au pied de la colonne.
« Le bourreau la saisit. Au moment solennel
« Où son âme montait vers le Juge éternel,
« Un orage, soudain, gronde, éclate. La foudre
« Descend sur la statue et la réduit en poudre.
« Or, la balance tombe avec un grand fracas,
« Et, dans l'un des plateaux qui se brisent en bas,
« On voit un nid brillant. C'était un nid de pie
« Dont les parois d'argile, avec coquetterie,
« Retenaient encastré le collier précieux.
« C'est ainsi qu'éclata la justice des cieux. »

Quand le père LeBlanc eut fini son histoire,
Basile ne dit mot. Mais il était notoire
Qu'il ne s'inclinait pas devant son argument.
Il voulait répliquer et ne savait comment.
De ces luttes de mots il avait peu l'usage,
Et ses pensers restaient empreints sur son visage,
Comme, sur une vitre, au souffle des hivers,
Les bizarres profils de cent dessins divers.

Alors Évangéline, à la braise de l'âtre,
S'empresse d'allumer la lampe au pied d'albâtre,
Car la nuit qui descend répand l'obscurité.
Puis, lorsque la maison est pleine de clarté,
Elle va, souriant, déposer sur la table
Un pot d'étain rempli d'un cidre délectable.

Prenant, bientôt après, son encre et son papier,
Le vieux notaire écrit, d'un style régulier,
Les noms des contractants, la date, et puis leur âge,
La dot qu'Évangéline apporte en mariage,
Et maints autres détails, sans en oublier un.
Et, quand tout fut écrit comme voulait chacun,
Que le sceau de la loi fut mis, brillant et large
Comme un soleil levant, sur le blanc de la marge,
L'équitable fermier, toujours simple et courtois,
Tira de son gousset sa bourse de chamois
Et paya, tout joyeux, comme une chose exacte,
En beaux écus sonnants, trois fois le prix de l'acte.
Se levant, le notaire ému, mais enchanté,
Embrasse les promis et boit à leur santé.
Il assèche sa lèvre où le vieux cidre écume;
Derrière son oreille, il enfonce sa plume;
Il roule son papier, puis à tous dit bonsoir.

Alors ceux qui restaient vinrent, sans bruit, s'asseoir
Devant la cheminée où rayonnait la braise.
Évangéline prend, dès qu'ils sont à leur aise,
Le damier redoutable, et le porte aux vieillards.
La lutte commença. Leurs anxieux regards
Voyaient avec plaisir les pions faire un siège,
Et les dames tomber dans un perfide piège.
Également adroits, ils s'amusaient beaucoup
D'une manoeuvre habile ou d'un malheureux coup.

Les fiancés, assis dans la fenêtre ouverte,
Écoutaient, sur la rive, expirer l'onde verte,
Murmuraient quelques mots, ou paraissaient rêver,
Pendant que devant eux la lune, à son lever,
Glissait un rayon rose en la pâleur des vagues,
Un rayon rose encor dans les bruines vagues
Qui flottaient mollement sur le gazon jauni.
Quelques étoiles d'or luirent dans l'infini,
Comme des fleurs de feu, des fleurs qui sont, sans doute,
Les « ne m'oubliez pas » de la céleste voûte.

Ainsi passa le soir, et s'apaisa l'effroi.
La cloche retentit dans son léger beffroi.
Lentement dans l'air calme elle sonna neuf heures;
C'était le couvre-feu; l'on fermait les demeures.
Alors chacun se lève et les adieux se font,
Et sous le toit bientôt le silence est profond.
Évangéline est seule, et bien close est la porte;
Mais dans l'enivrement du rêve qui l'emporte
Elle entend murmurer la voix du fiancé,
Et son coeur plein d'amour vers lui s'est élancé.

Les charbons du foyer furent mis sous la cendre,
Et plus sombre soudain la nuit parut descendre.
Le pas quelque peu lourd de l'honnête fermier
Fit résonner alors le solide escalier.
Et puis on entendit la jeune ménagère,
Car elle aussi montait. Dans sa marche légère,
Elle semblait glisser sur les degrés de bois.
Une douce lueur éclaira les parois,
Et dora tour à tour les barreaux de la rampe;
Ce n'était point alors sa radieuse lampe,
Mais c'était son regard qui versait la clarté.
Traversant le couloir, chaste dans sa fierté,
Elle entra dans sa chambre; une chambre modeste,
Un nid blanc, le plus beau de ce séjour agreste :
Rideau blanc à la vitre et rideau blanc au lit;
Sur le mur, une croix et le rameau bénit.
On voyait cependant, en rang sur des tablettes,
Dans une armoire, au fond, maintes pièces complètes
Des flanelles, des draps, tissus fins et parfaits
Que son habile main au métier avait faits,
Et qu'elle aurait pour dot. C'était un apanage
Qui, bien sûr, prouverait la femme de ménage
Mieux que les gras troupeaux et le grain des sillons.

Elle éteignit sa lampe. Aussitôt des rayons
Qui descendaient du ciel, suaves comme l'ambre,
Par la fenêtre close inondèrent la chambre;
Et son coeur, débordant de tendresse et d'espoir,
Au pouvoir merveilleux du bel astre du soir,
Obéit doucement comme l'onde et la nue.
Elle buvait alors une ivresse inconnue.

De son soulier léger sortit son beau pied blanc;
Ses cheveux dénoués, se moulant à son flanc,
Lui firent un long voile. Elle était vraiment belle.
Elle s'imagina qu'alors, sous la tonnelle,
Le jeune fiancé, plus troublé, plus aimant,
En silence épiait le fortuné moment
Où, devant les rideaux de la haute fenêtre,
Il verrait son image un instant apparaître.

Sa fidèle pensée allait toujours vers lui,
Et parfois cependant la tristesse et l'ennui
Jetaient l'ombre en son coeur. Voilant la lune d'ambre,
Des nuages ainsi jetaient l'ombre en sa chambre.
Attendrie et rêveuse, à sa fenêtre alors
Elle vint s'accouder pour regarder dehors.
Des plis mystérieux d'un vagabond nuage,
La lune s'échappait, souriante et volage.
Une étoile aux cils d'or la suivait dans le ciel,
Comme, aux jours d'autrefois, le petit Ismaël
Suivait Agar, sa mère, en sa lointaine marche,
Après qu'elle eût quitté le toit du patriarche.

Dernière mise à jour : ( 04-03-2008 )