Comment gouverner une majorité?

 

La situation en Acadie demeura ambivalente jusqu'en 1713, c'est-à-dire jusqu'à la signature du traité d'Utrecht. Plusieurs Acadiens croyaient que le traité de Ryswick se répéterait : l'Acadie serait remise à la France à la suite des négociations diplomatiques. Par contre, pour la première fois, les Acadiens connurent l'occupation. Environ 400 soldats anglais furent cantonnés dans la colonie, rebaptisée Nova Scotia, pour assurer le maintien de l'ordre en attendant les directives de Londres. Afin d'assurer le paiement des troupes, le colonel Vetch tenta d'exiger le prélèvement d'un impôt aux Acadiens. Ces derniers, qui n'avaient jamais été soumis à une mesure semblable, trouvèrent toutes sortes de prétextes pour en payer le moins possible. Les Anglais furent aux prises avec la même réaction de la part des Acadiens lorsqu'ils leur demandèrent de travailler à la réparation des fortifications; toutes sortes de raisons furent invoquées : la glace recouvrait les ruisseaux… les chevaux étaient trop maigres… les Améridiens menaçaient… etc.

La résistance les Acadiens durant l'Occupation illustre bien leur état d'esprit. Devant les événements. il valait mieux ne pas se compromettre, car personne ne pouvait prédire l'avenir. Qu'arriverait-il si la France reconquérait son ancienne colonie ou si cette dernière lui était remise à la signature d'un traité de paix? En outre, la méfiance développée au cours des années vis-à-vis toute puissance extérieure était bien caractéristique de leur compréhension des événements suivant laquelle des décisions prises par des étrangers allaient la plupart du temps à l'encontre de leurs intérêts.

La signature du traité d'Utrecht en 1713 changeait l'équilibre des forces en Amérique. Trois territoires français furent cédés à l'Angleterre: la baie d'Hudson, Terre-Neuve et l'Acadie. La France conservait cependant un territoire dans le golfe Saint-Laurent qu'elle comptait bien développer à l'avenir : l'Île Royale, devenue le Cap Breton.


L'année 1713, si elle signifiait une perte de territoires importants pour la France, inaugurait une période nouvelle pour les Acadiens devenus des sujets britanniques. Pour la première fois depuis leur arrivée en Amérique, ils allaient connaître une période de paix consécutive d'au moins 30 ans durant laquelle ils purent se consacrer sans ennui à leurs activités : la pêche et l'agriculture. Cette période de paix allait produire un accroissement phénoménal de la population qui quadrupla entre 1710 à 1750 et passa à 8,000 habitants. Ces éléments positifs ne doivent pas nous faire oublier que des difficultés graves existèrent entre les Acadiens et les administrateurs anglais de la Nouvelle-Écosse.

Un des premiers problèmes auxquels furent confrontés les premiers administrateurs anglais d'Annapolis Royal (Port Royal) fut le suivant : Comment une minorité anglaise pouvait-elle gouverner une majorité française ? C'était bien dans ces termes que la question se posait, car l'on avait cru que la conquête et l'éventuelle cession de l'Acadie à l'Angleterre entraîneraient un important flot migratoire d'Anglais. Ce ne fut pas le cas. À part quelques commerçants et autres individus, tous installés dans la capitale Annapolis, il y eut à toute fin pratique peu d'immigrants anglais avant 1749. C'était là une question épineuse parce que, pour la première fois, l'Angleterre administrait un territoire en Amérique peuplé par des étrangers, c'est-à-dire par des personnes qui n'étaient pas d'origine anglaise.

De plus, les autorités anglaises se méfiaient des Acadiens qui étaient de souche française et de religion catholique. Ces deux caractéristiques appartenant à la quasi-totalité des habitants de la Nouvelle-Écosse firent que la colonie était politiquement anglaise, mais socialement française. Il était très difficile pour les Anglais d'évaluer la loyauté des Acadiens qui restèrent des sujets sur lesquels on ne pouvait pas compter. Ceci explique l'ambiguïté de la politique anglaise durant toute la période et son peu d'effet sur une population qui, en somme, fut peu affectée par cette occupation.

Une des clauses du traité d'Utrecht traitait spécifiquement du départ des Acadiens qui auraient voulu quitter la Nouvelle-Écosse pour aller s'établir dans un autre lieu. La clause, stipulant qu'ils avaient une année pour quitter les lieux, fut légèrement prolongée par la suite grâce à une recommandation de la reine Anne à cet effet.


Peu d'Acadiens choisirent de quitter leur pays. Malgré les efforts de la France en 1713 et 1714 pour attirer les Acadiens à l'Île Royale en vue d'y établir une colonie forte, peu d'entre eux y émigrèrent. Les raisons pour expliquer cet état de choses sont nombreuses. Les Acadiens, ayant des terres fertiles là où ils étaient, envoyèrent quelques-uns des leurs pour inspecter la qualité des terres sur l'Île. Leur verdict fut négatif : brouillard fréquent, sol rocailleux et absence de terres d'alluvion. Les Anglais posèrent des embûches pour empêcher les Acadiens de partir. Ils saisirent leurs bateaux et leur interdirent d'en construire. Ils leur défendirent de vendre leur propriété, ainsi que leur bétail. Il en résulta que très peu furent enclins à le faire ou réussirent. Les Anglais étaient conscients que toute émigration à l'Île Royale renforcerait la présence française dans la région et affaiblirait d'autant la Nouvelle-Écosse.

Peu à peu, les efforts de la France visant à encourager le départ des Acadiens à l'Île Royale diminuèrent, car on vint à penser qu'il serait préférable de les laisser en Nouvelle-Écosse dans le cas d'une guerre de conquête où, croyait-on, ils se soulèveraient en masse. En pratique, très peu d'Acadiens émigrèrent à l'Île Royale, la majorité préférant demeurer sur leurs terres.

Le gouvernement britannique dut s'interroger au début sur la formule de gouvernement à appliquer en Nouvelle-Écosse. De 1713 à 1720, un gouvernement de type militaire fut mis sur pied, c'est-à-dire qu'il ne comprenait aucun civil. Les décisions étaient prises par un conseil composé de militaires et les cas de justice étaient soumis à un tribunal militaire. Ce n'est qu'en 1720 que la Nouvelle-Écosse obtint des structures administratives, judiciaires et politiques qui la firent ressembler aux autres colonies anglaises, sans toutefois la rendre identique.

Dès lors, la notion suivant laquelle la colonie était régie par la loi martiale disparut. Le gouverneur était le représentant officiel du roi et jouissait de pouvoirs civils et militaires. Comme très peu de gouverneurs jugèrent bon de séjourner dans la colonie, ce furent les lieutenants-gouverneurs qui transigèrent la plupart du temps avec la population acadienne. Un conseil, formé de 12 membres, exerçait les pouvoirs législatifs. Une cour de justice appelée «General Court» se réunissait quatre (4) fois par année pour examiner et trancher les cas qui lui étaient soumis. À la différence des autres colonies anglaises en Amérique, la Nouvelle-Écosse n'avait pas de Chambre d'assemblée pour la raison que les Acadiens, majoritaires, auraient pu endiguer son fonctionnement.

Dans leur désir de maintenir des relations avec la population acadienne, les autorités d'Annapolis Royal avaient, dès le début, nommé des représentants locaux ou délégués qui furent élus par la suite. Malgré le fait que ces délégués formèrent le début d'un gouvernement représentatif, ils furent seulement les distributeurs des ordres du gouvernement et les messagers des désirs et besoins de la population. Les 24 délégués se répartissaient ainsi parmi les villages de l'époque : 6 pour la région d'Annapolis (Prudent Robichaud), 4 pour Cobequid (Charles Robichaud), 12 pour les Mines (Alexandre Bourg) et 2 pour Beaubassin. Ces représentants des Acadiens, choisis la plupart du temps parmi ceux qui jouissaient du plus d'influence dans leur milieu, furent convoqués périodiquement par le gouvernement pour toutes sortes de questions. Ce furent eux qui, à diverses reprises, refusèrent, au nom de la population, de prêter un serment sans réserve.

 


Source :
Petit manuel d'histoire d'Acadie, de1670 à 1755, Librairie Acadienne, Université de Moncton, Jean Daigle, 1976


Dernière mise à jour : ( 28-07-2008 )