Partie 3 - poême

 

Poème Évangéline

Un conte d'Acadie
Henry Wadsworth Longfellow
(traduction française de Pamphile LeMay (1837-1918))
 

PREMIÈRE PARTIE - II



Déjà l'on arrivait à ce temps de l'année
Où plus rien ne fleurit sur la plaine fanée,
Où le soleil tardif est pâle et sans chaleur,
Où la nuit froide au pauvre apporte la douleur.
En bandes réunis, les oiseaux de passage
Sous un ciel noir et lourd volaient comme un nuage,
Des régions de glace où tout sombre et périt,
Aux îles où toujours un ciel d'azur sourit.

La moisson était faite; elle emplissait la grange.
Arbres et vents luttaient comme Jacob et l'ange.
Tout disait que l'hiver allait être cruel :
La ruche était fermée. Elle gardait le miel
Butiné sur les fleurs par les abeilles sages.
Le chasseur indien, qui connaît les présages,
Annonçait de grands froids, parce que nulle part
Sans un pelage épais se montrait le renard.

Après l'été brûlant, ainsi venait l'automne.
Mais ce temps enchanteur dont la clémence étonne,
Et qu'on nomme, au hameau, l'été de la Toussaint,
Ranima le coeur triste et le soleil éteint.
Une douce lumière où s'échauffaient les rêves,
Descendait sur les bois, sur les champs, sur les grèves.
L'univers rayonnant semblait, dans sa splendeur,
Nouvellement sorti des mains du Créateur.
Une volupté pure inondait notre monde :
On entendait passer le souffle qui féconde.
L'océan s'endormait en berçant des flots verts.
Un hymne harmonieux de tous ces bruits divers
S'était formé. Les cris des enfants dans leurs courses,
Le chant du coq jaloux, le murmure des sources,
Et les roucoulements des fidèles pigeons,
Le babil des oiseaux au milieu des ajoncs,
Les plaintes de la brise, et les battements d'ailes
Derrière les replis des sylvestres dentelles,
Dans un réveil d'aurore ou dans un vol d'amour,
De ces jours enchanteurs tout fêtait le retour.

Le soleil, souriant à cette joie étrange,
Traverse, radieux, la vapeur qui s'effrange
Et plane mollement sur les humbles chalets.
Une tiède buée inonde de reflets
Tout le feuillage. Et vert, safran ou diaphane,
Chaque arbre resplendit comme le fier platane
Que le Perse, jadis, encor simple et doux,
Couvrait d'un manteau pourpre et de riches bijoux.

Le calme doucement s'étendit sur les plaines.
Avec le jour tomba le lourd fardeau des peines,
Et l'ombre qui montait dans les champs du ciel bleu,
Tour à tour ramena les étoiles de feu,
Ramena tour à tour, aux portes de l'étable,
Les bestiaux repus d'une herbe délectable.
Et les naseaux ouverts pour humer la fraîcheur,
En avant du troupeau, luisante de blancheur,
S'avançait d'un pas lent une grasse génisse,
Celle d'Évangéline, avec son beau poil lisse,
Sa clarine sonore et son joli collier.

Et puis, on vit le pâtre, à travers le hallier,
Ramener en chantant les agneaux de la rive.
Près de lui, le gros chien à la mine pensive,
Berçant sa large queue, et fier de sa valeur,
Trottinait pesamment, jappant pour faire peur
Aux jeunes étourdis qui restaient en arrière.
Le jour, quand le berger dormait dans la bruyère,
C'était lui qui gardait les timides brebis;
Et la nuit, quand les loups, affamés, plus hardis,
Dans les bois d'alentour venaient hurler de rage,
Il sentait redoubler sa force et son courage.

Quand la lune, plus tard, éclaira l'horizon,
Que sa molle lueur argenta le gazon,
Les chars de foin salin, jetant un âcre arôme,
Montèrent des marais à la grange de chaume.
Sous leurs selles de bois, peintes de tons choisis,
Et d'où tombaient, flottants, de longs glands cramoisis
Qui rappelaient l'éclat de la rose trémière,
Humides de vapeurs, secouant leur crinière,
Les chevaux hennissaient. Et, dans un coin du clos,
La bouche ruminante et les yeux demi-clos,
Les génisses rêvaient pendant que la laitière,
En écume d'argent, dans sa lourde chaudière,
Faisait couler le lait. Puis, dans la basse-cour,
Répétés par l'écho des granges d'alentour,
L'on entendit encor, comme dans un délire,
Des bêlements, des cris et des éclats de rire;
Mais ce bruit, toutefois, s'éteignit promptement.
Un grand calme se fit. Tout à coup seulement,
En roulant sur leurs gonds, les portes de la grange
Firent dans le silence un grincement étrange.

Assis dans son fauteuil, en face du foyer,
Le fermier regardait les flammes ondoyer.
Ces flèches, ces tisons, ces orbes de fumée
Dont il suivait, rêveur, la lutte accoutumée,
Lui semblaient une ville où vaincus et vainqueurs,
À la lueur des feux, mouraient dans les horreurs.
Et sa tête, penchée un peu sur son épaule,
Dans la clarté du mur s'estompait grande et drôle,
Pendant qu'à la lueur du foyer pétillant,
Prenant un air fripon, un regard sémillant,
Chaque face sculptée au dossier de sa chaise,
Semblait s'épanouir et sourire à son aise,
Et que, sur le buffet, les assiettes d'étain
Brillaient comme au soleil un bouclier d'airain.

Cependant le vieillard, en des accents rustiques,
Fredonnait des chansons et des Noëls antiques,
Que longtemps avant lui, sous un ciel radieux,
Chantaient dans leurs vergers, ses honnêtes aïeux,
Là-bas, en Normandie. Et son Évangéline,
Assise à ses côtés dans la vaste cuisine,
Filait, en l'écoutant, une filasse d'or.
Dans un coin, le métier était muet encore;
Mais le rouet actif mêlait, avec constance,
Son ronflement sonore à la naïve stance
De l'humble laboureur assis devant le feu.
Comme au temple sacré, quand le chant cesse un peu,
On entend, à l'autel, l'écho d'une voix sainte,
Ou le bruit d'un pas lent dans la divine enceinte,
Ainsi, quand le fermier, penchant son front serein,
S'arrêtait un instant à la fin d'un refrain,
On entendait toujours, réguliers et funèbres,
Les tic-tac de l'horloge au milieu des ténèbres.

Elle était au rouet, et lui, dans son fauteuil,
Quand un lourd bruit de pieds fit résonner le seuil.
Une main se posa sur la clenche de chêne,
Et la porte s'ouvrit. On arrivait sans gêne.
Benoît le savait bien, c'était le forgeron;
Les clous de ses souliers martelaient le perron.
De même Évangéline, au trouble de son âme
Où s'était allumée une suave flamme,
Devinait sûrement qui venait avec lui.

« Toujours le bienvenu, mais surtout aujourd'hui,
« Dit aussitôt Benoît. Devant la cheminée,
« Prends, continua-t-il, ta place accoutumée.
« Elle est vide, tu sais, lorsque tu n'es pas là.
« Prends ta pipe de plâtre et le pot à tabac,
« Au bout de la tablette où galope l'horloge;
« Car c'est dans la fumée, ou de pipe ou de forge,
« Qu'on voit avec plaisir se dessiner tes traits.
« Alors ton gai visage, et si rond et si frais,
« Brille comme la lune en ces légers nuages
« Qui s'élèvent, l'automne, au bord des marécages. »

Le vieillard souriait. Du foyer, sans façon,
Basile s'approcha, suivi de son garçon.
Il répondit gaiement : « Mon cher Bellefontaine,
« Tu chantes et tu ris toujours. Chose certaine,
« D'autres sont obsédés de noirs pressentiments,
« Et ne font que rêver malheurs et châtiments.
« Toi, tu parais heureux. Sur la route où tu passes,
« S'il est un fer perdu, c'est toi qui le ramasses. »

Alors Évangéline, avec un geste bon,
S'en vint lui présenter la pipe et le charbon.
Et lui, très lentement : « Je n'aime pas pour hôtes,
« Ces navires anglais mouillés près de nos côtes.
« Leurs énormes canons, qui sont braqués sur nous,
« Ne nous annoncent point les desseins les plus doux.
« Mais quels sont ces desseins? Hélas! on les ignore!
« On sait bien qu'il faudra, quand la cloche sonore
« Appellera le peuple à l'église, demain,
« Entendre lire haut - puisse-t-il être humain! -
« Un mandat qui sans doute émane du roi George.
« Or, plus d'un paysan soupçonne un coupe-gorge;
« Tous sont fort alarmés et se montrent craintifs. »

Le fermier répondit : « On ne sait les motifs,
« Mais doit-on soupçonner de lâches tentatives?…
« La pluie, en Angleterre, ou des chaleurs hâtives
« Ont peut-être détruit la moisson sur les champs;
« Et, pour donner du pain à leurs petits enfants,
« Du foin à leurs troupeaux, les grands propriétaires
« Viennent chercher les fruits de nos fertiles terres. »

« Au village, plus d'un qui n'est pas un poltron,
« Pense bien autrement, » reprit le forgeron,
En secouant la tête avec un air de doute.
Puis, poussant un soupir: « Bellefontaine, écoute.
« On n'a pas, chez l'Anglais, oublié Louisbourg,
« Pas plus que Port-Royal, pas plus que Beauséjour…
« Déjà des paysans, redoutant ces croisières,
« Ont fui vers les forêts; et là, sur les lisières,
« Ils attendent, prudents, avec anxiété,
« Cet ordre qui bientôt doit être exécuté.
« Voilà qu'on nous a pris, pour combler nos alarmes,
« Tous nos outils de fer avec toutes nos armes;
« Seul le vieux forgeron a ses pesants marteaux,
« Et l'humble moissonneur, ses inutiles faux. »

Un sourire sur la lèvre, et le regard oblique,
Le jovial vieillard à son ami réplique :
« Au milieu de nos champs et de nos gras troupeaux,
« Sans armes, nous vivons dans un profond repos.
« Nous sommes mieux encore, par derrière nos digues,
« Que n'étaient autrefois nos ancêtres prodigues,
« Dans leurs murs qu'ébréchaient les canons ennemis.
« D'ailleurs, dans l'infortune il faut être soumis.
« Vais-je donc retenir, Basile, pour hôtesse,
« Ce soir, à mon foyer, la vilaine tristesse?
« C'est le contrat, ce soir, et qu'importe demain !…
« Les jeunes gens du bourg ont bâti, de leur main,
« La grange et la maison. Pour couronner l’ouvrage,
« Ils ont mis au fenil le grain et le fourrage;
« Au buffet ils ont mis pour un an d’aliments.
« Le labour même est fait. Attends quelques moments
« Et LeBlanc va venir avec sa plume d’oie…
« De nos heureux enfants partageons donc la joie. »

Dans la fenêtre ouverte, à voix basse, à l’écart,
Les fiancés causaient, et leur calme regard
Se promenait au ciel d’azur. Évangéline
Livrait à Gabriel sa main brûlante et fine;
Elle rougit soudain, quand son père, empressé,
Rappela, tout ému, le projet caressé.
À peine le vieillard venait-il de se taire,
Que l’on vit à la porte arriver le notaire.

Dernière mise à jour : ( 04-03-2008 )