CyberAcadie

L'histoire acadienne, au bout des doigts

Partie 11 - poême Version imprimable

 

Poème Évangéline

Un conte d'Acadie
Henry Wadsworth Longfellow
(traduction française de Pamphile LeMay (1837-1918))
 

SECONDE PARTIE - V


En ces lieux ravissants où, de ses flots nacrés,
La Delaware arrose et féconde les prés,
Il s'élève une ville harmonieuse et fière.
Elle mire ses toits dans la grande rivière,
Et garde avec amour, en son bois enchanteur,
L'illustre nom de Penn, son pieux fondateur.

Là souffle un doux vent; là, de la beauté suprême
La pêche veloutée est vraiment un emblème;
Là, glorieux échos, chaque rue a sa voix
Qui répète les noms des arbres d'autrefois,
Comme pour apaiser les dryades discrètes,
Dont le colon troubla les antiques retraites.

Après avoir bercé, sur d'orageuses mers,
Ses amours sans espoirs et ses chagrins amers,
La vierge de Grand-Pré, la suave bannie,
Avait aimé bientôt cette rive bénie
Qui lui rappelait tant le village perdu.
Le repos succédait à son labeur ardu;
Ici dormait heureux, LeBlanc, le vieux notaire.
De ses cent petits-fils, quand il quitta la terre,
Un seul était venu s’asseoir à son chevet.

Oui, c'était bien ici qu'enfin elle trouvait
Le plus de souvenirs de sa terre natale.
Elle aimait des Quakers l'existence frugale,
Et l'usage charmant qu'ils ont de tutoyer.
Elle voyait alors doucement chatoyer,
Dans le passé lointain, l'Acadie où naguère
Les habitants heureux s'aimaient comme des frères.
Maintenant que l'espoir est mort, et le coeur, las,
Par un divin instinct ses pensers et ses pas
Se tournent vers la ville où l'âme se recueille,
Comme vers le soleil se tourne l'humble feuille,
Quand un rayon du ciel, un souffle matinal,
Dissipent le brouillard où se noyait le val.

Le voyageur qui touche au sommet des montagnes
Voit surgir, à ses pieds, dans les vertes campagnes,
De longs ruisseaux d'argent tout frangés de rameaux,
Des champs et des moissons, des bois et des hameaux.
Ainsi, quand le chagrin s'endormit dans son âme,
Elle vit que l'amour, de sa féconde flamme,
Divinisait encor le ciel et les humains.
Elle se sentit forte, et les âpres chemins
Qu'elle avait parcourus avec tant de constance,
Lui paraissaient très beaux maintenant, à distance.

Cependant Gabriel n'était pas oublié.
Par les premiers serments son coeur était lié,
Son tendre coeur de vierge. En sa longue agonie,
Elle voyait toujours, charmante et rajeunie,
Comme au suprême soir du dernier rendez-vous,
L'image du beau gars choisi pour son époux.
Le silence, l'absence, et le temps qui s'envole
Mettaient au souvenir une vive auréole.
Pour elle Gabriel n’avait jamais vieilli.
Non, jamais sous les ans il n'avait défailli,
Mais il était resté dans la vigueur de l’âge,
Au matin radieux, là-bas, dans le village.

En son exil amer, sous le ciel étranger,
La douce Évangéline aimait à partager
L'angoisse du chagrin, les pleurs de l’indigence.
Elle savait pour tous avoir de l'indulgence,
Pour tous elle priait. Sa grande charité,
Gardant toujours son charme et son intensité,
Ressemblait à ces fleurs dont les brillants calices
Sans rien perdre jamais, pourtant, de leurs délices,
Répandent dans les airs leurs suaves odeurs.
Son âme s'enflammait de divines ardeurs;
Elle ne gardait plus qu'une seule espérance,
Suivre Jésus partout avec persévérance,
Et, comme un holocauste, à Dieu s'offrir aussi.

Et l'on vit bien longtemps la soeur de la Merci
Se glisser, chaque jour, dans les coins de la ville
Où, comme un noir essaim, grouille un peuple servile;
Où, pour cacher ses pleurs, sa faim, sa nudité,
L'indigence s'enfonce avec timidité;
Où la femme malade est sans pain, et travaille
Pour nourrir ses enfants qui gisent sur la paille.
Bien longtemps on la vit, dans ces coins isolés,
Porter un peu de paix aux foyers désolés.

Lorsque la foule était de partout disparue,
Que tout dormait, le guet qui longeait chaque rue
Criant, dans la rafale ou dans l'obscurité,
Que tout était tranquille au sein de la cité,
Le guet voyait souvent, dans une humble mansarde,
La pensive lueur de sa lampe blafarde.
Avant qu'à son sommeil l'heureux fût arraché,
L'Allemand matinal qui portait au marché
Et des fleurs et des fruits dans sa lourde charrette,
Souvent la rencontrait qui gagnait sa retraite,
Sans effroi, toute pâle, en priant, en pleurant,
Après avoir veillé près du lit d'un mourant.

Sur la cité de Penn une peste maligne,
Hélas! vint fondre un jour. Plus d'un funeste signe
Fut remarqué d'abord par tous les villageois.
De sauvages pigeons étaient sortis des bois,
Où seuls les glands amers formaient leur nourriture,
Quand d'une longue faim ils sentaient la torture.
Leur vol plus d'une fois avait terni le jour,
Et les fauves avaient, comme eux, fui leur séjour.

Parfois, lorsqu'est venu le beau mois de septembre,
Sur les champs tout fleuris et tout parfumés d'ambre
L'océan pousse un flot qui monte, monte encor,
Jusqu'à ce que le pré soit lui-même un lac d'or;
De même, franchissant sa borne accoutumée,
L'océan de la mort sur la plaine embaumée
Où fleurissait la vie, où rayonnait l'azur,
Avec un long sanglot jeta son flot impur.

Le riche, par ses biens, la beauté, par ses charmes,
L'enfant, par ses soupirs, la mère, par ses larmes,
Ne purent désarmer le terrible oppresseur,
Et le frère mourait dans les bras de sa soeur,
L'enfant en s'endormant sur le sein de la mère,
L'épouse, à son réveil d'une ivresse éphémère!
L'indigent, délaissé, dans ce moment fatal,
Sans amis, sans parents, frappait à l'hôpital,
La demeure de ceux qui n'ont point de demeure.
C'est là qu'il attendait, hélas! sa dernière heure.

En dehors de la ville, au coin d'un large pré,
En ce temps l'hôpital s'élevait, retiré;
Aujourd'hui cependant la ville l'environne,
Et ses murs lézardés, le toit qui le couronne,
Semblent être un écho qui répète aux heureux
Ces mots que Jésus dit chez Simon le lépreux :
« Des pauvres sont toujours au milieu de vous autres. »

Nuit et jour, à l'hospice, avec de saints apôtres,
On voyait accourir la soeur de charité.
Et quand elle parlait, en son austérité,
Des biens que Dieu réserve à ceux qui, dans le monde,
Ont porté le fardeau d'une douleur profonde,
Les mourants souriaient et retrouvaient l'espoir.
Sur le front de la vierge, alors, ils croyaient voir
Une vive auréole, une lueur divine,
Comme au front des élus un artiste en dessine,
Ou comme, dans la nuit, au-dessus des cités
On en voit resplendir. Dans leurs félicités
Cela leur paraissait la radieuse flamme
Des lampes de ce ciel où monterait leur âme.

À l'aube, un samedi que tout semblait plus beau,
Par la ville déserte elle vint de nouveau
Vers le sombre hôpital encombré de malades.
Au souffle qui passait sous les vertes arcades,
Le jardin mollement balançait mille fleurs.
Elle choisit alors celles dont les couleurs
Pouvaient rendre, peut-être, un sourire à la bouche
Des patients cloués sur leur funèbre couche;
Elle fit un bouquet, puis ensuite monta.

La brise, au même instant, sur son aile apporta,
De l'église du Christ, un joyeux chant de cloches;
Et, flottant sur les prés, plus humbles et plus proches,
Les psaumes suédois du choeur de Wicaco
S'unirent à l’airain, comme un céleste écho.
Aussi doux que le bruit d'une aile qui se ferme,
Le calme descendait. Le deuil avait un terme;
La vierge pressentit que sa peine achevait.

Elle entre doucement. Sur le fiévreux chevet
Elle porte un regard qu'un espoir doux anime.
À l'ange de la mort disputant sa victime,
Des soeurs pleines de zèle et fuyant le vain bruit,
Prodiguent mille soins et veillent jour et nuit.
Sur le front tout brûlant, sur la lèvre qui sèche,
Elles viennent répandre une goutte d'eau fraîche.
Et quand tout est fini pour ces pauvres humains,
Sur leur poitrine froide elles croisent leurs mains,
Elles ferment leurs yeux, et le linceul les couvre.

Au moment où la porte en gémissant s'entrouvre,
Les pâles moribonds semblent se réveiller,
Se tournent lentement sur leur triste oreiller
Et fixent sur la vierge un oeil plein de souffrance.
Sa présence était douce et rendait l'espérance,
Elle était le soleil qui monte à l'horizon,
Et vient illuminer les murs d'une prison.

Promenant ses regards sur les lits, autour d'elle,
Elle vit que la mort, en servante fidèle,
Avait enfin guéri d'inguérissables maux.
Plusieurs qui de sa bouche, hier, buvaient les mots,
Hélas! ne vivaient plus. Ici, comme eux livides,
D'autres les remplaçaient; là, des lits étaient vides.

À l’aspect de la mort qui surgit de partout,
Soudain elle s'arrête. Est-ce horreur ou dégoût?
Elle est là morne, pâle, et sa langue liée
Veut dire, semble-t-il, une chose oubliée.
Un frisson la secoue, et l'odorant bouquet,
S'échappant de sa main, tombe sur le parquet.
Dans ses yeux cependant, et sur sa maigre joue,
L'étonnement se peint, une lueur se joue.
Est-ce le feu qui meurt? Or, voilà qu’aussitôt,
Suffoquant dans l’angoisse, elle jette un sanglot.
Les moribonds, surpris de cette affre suprême,
Sur leurs chauds oreillers levèrent leur front blême.

Un malade était là, devant elle, un vieillard…
Ses yeux ne voyaient plus qu'à travers un brouillard;
Des cheveux gris tombaient sur sa tempe fiévreuse;
Il s'en allait mourant. Et sa joue était creuse,
Et sa large poitrine en râlant se gonflait.
C'était la fin. Soudain le soleil, d'un reflet,
Efface le sillon qu'avaient tracé les rides,
Et rend l'air de jeunesse à ses vieux traits arides.

Il était là, cet homme, immobile et sans voix,
Le regard attaché sur la petite croix
Qu'on venait de suspendre au mur, près de sa couche.
La fièvre, d'un trait rouge, avait marqué sa bouche.
On eut dit que la vie, à l’instar des Hébreux,
Avait mis sur sa porte un sang tout généreux,
Pour que l'ange de mort retînt encor son glaive.

Peut-être ses pensers se perdaient dans un rêve.
Il demeurait toujours immobile et muet,
Et seule, pour prier, sa lèvre remuait.
On voyait sur ses yeux des nuages funèbres;
Ses esprits se noyaient en de lourdes ténèbres,
Ténèbres d’agonie et ténèbres de mort.

Au cri d'Évangéline il se réveille, il sort
De l'ombre qui l'étreint, et ressaisit la vie.
Dans le calme, aussitôt, son oreille ravie
Entendit une voix, comme un écho du ciel,
Qui lui dit tendrement : « Gabriel! Gabriel!
« Bénis, mon bien-aimé, le ciel qui nous rassemble! »

Et voilà qu'il revit dans un songe. Il lui semble,
Qu'heureux et jeune encor, il est, comme autrefois,
Dans sa belle Acadie avec les villageois;
Qu'il erre dans les prés; qu'il entre en son village,
Sous le toit de son père abrité de feuillage;
Qu'il voit Évangéline, allant à son côté,
Dans toute sa jeunesse et toute sa beauté,
Sur la prairie en fleurs et le long des rivières!...

Des pleurs d'enivrement coulent de ses paupières;
Il ouvre grands ses yeux et cherche autour de lui.
La douce vision, hélas! a déjà fui!
Mais auprès de sa couche, humble et mélancolique,
Il voit, agenouillée, une forme angélique,
Et c'est Évangéline!... Il veut dire son nom,
Mais sa bouche ne peut murmurer qu'un vain son.
Dans un dernier effort, en une sainte ivresse,
Il attache sur elle un regard de tendresse;
Il veut lever la tête et lui tendre la main,
Aussitôt il retombe, et tout effort est vain!

Seulement, un sourire éclaire sa figure,
Quand de sa fiancée il sent la lèvre pure
Sur sa lèvre de feu longuement se poser.
Son regard se réveille à ce dernier baiser,
À cet éclair d'amour qui sait enfin l’atteindre…
C'est la lampe qui brille au moment de s'éteindre.
Il se ferme déjà cet oeil encor si beau :
Un souffle malfaisant éteignait le flambeau,
Et tout était fini, l'amour et ses délices,
La crainte et les espoirs, la joie et les supplices.

Près de ce mort béni qu'elle avait aimé tant,
La pauvre Évangéline est à genoux. Pourtant,
Une dernière fois, en l’angoisse abîmée,
Elle prend dans ses mains la tête inanimée,
La presse doucement contre son coeur transi,
Et dit, penchant son front : « Ô mon Père, merci! »

C'est l'antique forêt… Noyés dans la pénombre,
Vieux et moussus, drapés dans leur feuillage sombre,
Les pins au long murmure et les cyprès altiers
Se balancent encor sur les fauves sentiers.
Mais loin, bien loin de leurs discrets ombrages,
Les fiancés constants, sur d'étrangères plages,
Dorment l'un près de l'autre, à jamais réunis…
La paix est éternelle où les maux sont finis.

Ils sont là, sous les murs du temple catholique,
Au sein de la cité; mais la croix symbolique
Qui disait au passant le lieu de leur repos,
La croix ne se voit plus. Comme d'immenses flots
Roulent avec fracas vers une calme rive,
Chaque jour, cependant, pressée, ardente, arrive
Auprès de leurs tombeaux la foule des humains.
Combien de coeurs brisés, venus par tous chemins,
Soupirent dans le doute ou dans la lassitude,
En ces lieux où leurs coeurs trouvent la quiétude!
Combien de fronts pensifs s'inclinent tristement,
En ces lieux où leurs fronts n'ont plus aucun tourment!
Combien de bras nerveux travaillent sans relâche,
En ces lieux où leurs bras ont achevé leur tâche!
Combien de pieds actifs se succèdent sans fin,
En ces lieux où leurs pieds se reposent enfin!

C'est l’antique forêt… Noyés dans la pénombre,
Vieux et moussus, drapés dans leur feuillage sombre,
Les pins au long murmure et les cyprès altiers
Se balancent encor sur les fauves sentiers;
Mais sous leur frais ombrage et sous leur vaste dôme,
On entend murmurer un étrange idiome,
On voit jouer, hélas! les fils d'un étranger!...
Seulement, près des rocs que le flot vient ronger,
Le long des bords déserts du brumeux Atlantique,
On voit de place en place, un paysan rustique.
C'est un Acadien dont le pieux aïeul
Ne voulut pas avoir autrefois pour linceul,
La terre de l'exil. Il vint, bravant le maître,
Mourir aux lieux aimés où Dieu l'avait fait naître.

Cet homme, il est pêcheur; il vit de son filet.
Sa fille porte encor élégant mantelet,
Jupon de droguet bleu, bonnet de Normandie.
Elle a de beaux yeux noirs, une épaule arrondie.
Sa femme est au ménage et tourne le fuseau.
Ses garçons comme lui se complaisent sur l'eau.

C'est l'antique forêt… Quand l'étoile s'allume,
Dans les veillées d'hiver, près de l'âtre où l'on fume,
Les paysans dévots parlent, les yeux en pleurs,
De leur Évangéline et de ses longs malheurs…
On entend au dehors des clameurs. C'est, tout proche,
L'océan qui gémit dans ses antres de roche,
Et la forêt répond par de profonds sanglots,
Au long gémissement qui monte de ses flots.

Dernière mise à jour : ( 04-03-2008 )
 
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