CyberAcadie

L'histoire acadienne, au bout des doigts

Partie 8 - poême Version imprimable

 

Poème Évangéline

Un conte d'Acadie
Henry Wadsworth Longfellow
(traduction française de Pamphile LeMay (1837-1918))
 

SECONDE PARTIE - II


Et c'est le mois de mai. La lumière ruisselle :
L'arôme des bois monte aux cieux. Une nacelle
Glisse rapidement sur le Mississippi.
Elle passe devant le Wabash assoupi,
Et devant l'Ohio qui balance ses nappes
Comme un champ de maïs berce ses blondes grappes.
Ceux qu'elle emporte, hélas! sont des Acadiens,
Des bannis résignés, dépouillés de leurs biens,
Les débris malheureux d'un peuple heureux naguère.

Où vont-ils maintenant? Ils ne le savent guère.
Unis par la souffrance et par la foi, songeurs,
Depuis longtemps déjà ces pauvres voyageurs
Que la haine poursuit, que le doute accompagne,
À travers la forêt, à travers la campagne,
Sur la terre ou les eaux, s'en vont toujours errants :
Ils cherchent leurs amis, ils cherchent leurs parents.

Parmi les fugitifs on voit Évangéline,
Semblable maintenant au cyprès qui s'incline
Sur la fosse profonde où dort un malheureux;
On voit l'humble pasteur, son guide généreux.

Et, pendant bien des jours, la vaillante pirogue,
Docile à l'aviron, sur le grand fleuve vogue;
Et, dormant bien des nuits, sous les chênes ombreux,
L'humble proscrit échappe à ses soucis nombreux.
Et la barque franchit des chutes aboyantes,
Rase des bords féconds, des îles verdoyantes,
Où le fier cotonnier berce, d'un air coquet,
Ses aigrettes d'argent et son moelleux duvet.

Elle entre maintenant dans les calmes lagunes
Où de longs bancs de sable, au-dessus des eaux brunes,
Comme des rubans d'or, lèvent leurs dos croulants.
Et, sur ces bancs étroits où les flots ondulants
Murmurent, tour à tour, comme un nid qui ramage,
Elle voit miroiter le doux et blanc plumage
De mille pélicans; et loin, dans les roseaux,
Elle entend gazouiller mille étranges oiseaux.

La rive s'aplanit. Ici, dans un bocage,
Là, dans le chatoiement d'un verdissant pacage,
S'élève la maison du planteur enrichi,
Et du nègre indolent la case au toit blanchi.
Les exilés voyaient une terre féconde
Où se plaît le soleil, où le bien-être abonde,
Où de riches moissons se balancent au vent.
C'était la côte d'or. Courant vers le levant,
Le fleuve, sous l'azur, fait mainte étrange courbe,
Et ses flots, emportant leur fécondante bourbe,
Arrosent çà et là des bosquets d’orangers,
Des citronniers fleuris et de nombreux vergers.

Sans repos l'aviron plonge comme une dague,
Et la barque décrit, sur le sein de la vague,
Un sillon circulaire où tremble le ciel bleu.
Voilà que son élan se ralentit un peu;
Elle entre dans les eaux du calme Plaquemine.
L'heure est mélancolique et le soir s'illumine.

Les voyageurs s'en vont en ces nouveaux endroits
Où serpentent, sans bruit, mille canaux étroits,
Et leur nacelle glisse au hasard des flots sombres
Qui semblent un filet fait de mailles sans nombres.
Les cyprès chevelus, les lierres en faisceaux,
Au-dessus de leurs fronts forment de verts arceaux
Où s'accrochent des fleurs, des mousses diaphanes,
Où flottent mollement de légères lianes,
Comme aux voûtes d'un temple, illustres oripeaux,
On voit flotter parfois des loques de drapeaux.

Il règne dans ces lieux un effrayant silence;
On entend seulement le héron qui s'élance,
Au coucher du soleil, vers le grand cèdre noir,
Dont les rameaux touffus lui servent de juchoir,
Ou le rire infernal, quand vient aussi la brune,
D'un grand hibou qui sort pour saluer la lune.
Et la lune monta dans le ciel. Ses rayons
Tracèrent sur les eaux de lumineux sillons,
Drapèrent les cyprès dans une écharpe blanche,
Coururent mollement le long de mainte branche,
Glissèrent à travers des sommets assombris,
Comme, au lever du jour, on voit dans les débris
Des antiques donjons qui tombent en ruine,
Glisser les fils d'argent d'une vague bruine.

Voguant silencieux, peu à peu les proscrits
Sentirent une angoisse étreindre leurs esprits.
Pleins du pressentiment d'un mal inévitable,
Ils croyaient parcourir un chemin redoutable.
Flottant dans l'ombre épaisse ou les fauves clartés,
Les choses autour d'eux, en ces lieux écartés,
Revêtaient tout à coup la plus étrange forme,
Tout à coup se fondaient en une masse énorme,
Et leurs coeurs, trop émus des menaces du sort,
Se sentaient oppressés comme devant la mort.

Souffrant peut-être ainsi, la frêle sensitive
Referme sa corolle et se penche craintive,
Quand, au loin dans la plaine, un coursier au galop
Fait retentir le sol de son poudreux sabot.

Mais une vision d'une douceur divine
Vient charmer, un moment, l’âme de l'orpheline.
Dans cet air qui l'enivre et ces fauves décors,
Intense, sa pensée a soudain pris un corps.
Un spectre ravissant glisse sur l'or des lames.
Il vient vers le canot. Hâtez-vous, faibles rames!
C'est pour elle qu’il vient… Son coeur bat éperdu,
Car elle reconnaît le fiancé perdu.
Cependant un rameur d'une haute stature,
Un rameur qui portait un cor à sa ceinture,
Se leva de son banc, et puis interrogea,
Dans le lointain, les eaux qui brunissaient déjà.

Et, pour voir si quelqu'un, alors perdu dans l’ombre,
Suivait aussi le cours de ces bayous sans nombre,
Il prit son instrument et souffla par trois fois.
La fanfare éclatante éveilla sous les bois
Mille échos étonnés, mille voix inquiètes,
Qui moururent au loin, dans leurs sombres cachettes.
On entendit, dans l'air, des ailes s'agiter,
On entendit, sur l'eau, des roseaux palpiter;
On vit, le long des bords, mainte odorante tige
Secouer ses parfums dans un plaisant vertige;
Mais pas une voix d'homme, en l'immense rumeur,
Ne répondit alors à l’appel du rameur.
Tout murmure cessa. Dans l'angoisse du calme,
La vierge de Grand-Pré, telle une frêle palme,
Sur le bord du canot s'inclina doucement,
Et, dans un long sommeil, oublia son tourment.

Tantôt le canotier en silence pagaie,
Et tantôt il redit, d'une voix qui s'égaie,
Les chansons que naguère il chantait fièrement
Sur ses fleuves aimés. Et, dans l'éloignement,
Sous la ramure épaisse où la faune fourmille,
Semblables aux frissons qui troublent la charmille,
Semblables aux soupirs qui viennent des beffrois,
Montèrent mille sons, mystérieuses voix
Des esprits ou des vents de cette solitude,
Qui venaient se mêler aux cris d'inquiétude
Des fauves effrayés, au vol du grand condor,
Au long rugissement de quelque alligator.

Le matin, quand le jour vint sourire à la terre,
Ils poursuivaient encor leur course solitaire.
Ils voguaient sur les lacs de l'Atchafalaya.
Un souffle chaud courut, et le soleil brilla.
Les nénuphars berçaient leurs corolles mignonnes,
Les lotus aux proscrits apportaient leurs couronnes.
L'air était embaumé des suaves senteurs
Que les magnolias épanchaient de leurs fleurs,
Et que l’ardente brise emportait dans l’espace.

Sous l'actif aviron, la nacelle qui passe
Donne aux eaux qu'elle fend des lueurs de falot.
Elle s'approche enfin d'un verdoyant îlot,
Que les oiseaux charmaient de leurs douces sonates,
Que les rosiers en fleurs ornaient de blondes nattes,
Où la mousse et l'ombrage invitaient au sommeil.
Les pauvres exilés, bronzés par le soleil,
Se dirigent alors vers l'endroit de la côte
Où l'ombre est plus épaisse, et la forêt, plus haute.
Ils amarrent leur nef. Là, des arbres altiers
De leurs rameaux touffus les couvrent tout entiers.
Ils demandent leur couche aux floraisons vermeilles.

Fatigués du travail, et fatigués des veilles,
Ils s'endorment. Bientôt des songes gracieux
Évoquent d’autres temps, évoquent d'autres cieux.
Un cèdre balsamique au-dessus d'eux frissonne.
La vigne plantureuse et la blanche bignone,
Comme de longs cordeaux, à ses rameaux dormants
Suspendent, enlacés, leurs tiges, leurs sarments,
Et forment, au désert, des échelles étranges,
Échelles de Jacob où voltigent des anges;
Mais les anges, ce sont de brillants colibris
Qui butinent gaiement les échelons fleuris.
Jusqu'au lever du jour, sur sa couche de mousse,
La vierge s'enivra de la vision douce.
Sous l’arbre gigantesque, heureuse, elle dormait.
À ce rêve si beau le passé se fermait,
Le ciel enfin touché souriait à sa flamme,
Et les rayons d'en haut illuminaient son âme.

À travers les îlots, dans l'ombre du massif,
Et glissant vite aussi, venait un autre esquif.
Des chasseurs le montaient. Aucunes chansons gaies
Ne réglaient cependant le rythme des pagaies.
Ils allaient vers le nord, aux lointains horizons,
Chasser le castor doux et les rudes bisons.

Jeune et cherchant l'oubli, sa dernière ressource,
Un étranger guidait l'aventureuse course.
Des cheveux emmêlés effleuraient ses sourcils,
Et son oeil laissait voir la trace des soucis.
Son âme était bercée au vent de la tristesse.
Ce jeune homme, c'était Gabriel Lajeunesse.

Sans espoir, en effet, redoutant l'avenir,
Et toujours poursuivi par l’amer souvenir
De son bonheur perdu, de sa foi profanée,
Il fuyait tous les lieux pour fuir sa destinée;
Il allait demander enfin aux bois discrets,
De cacher ses douleurs, d'endormir ses regrets.

Creusant un clair sillon dans l'élément docile,
Le vagabond esquif s'avance jusqu'à l'île
Où s'était arrêté le canot des proscrits :
Mais il ne vogue point vers les pompeux abris
Que les arbres formaient en enlaçant leurs palmes,
Il longe l'autre bord et fuit sur les eaux calmes.

Gabriel le chasseur, sur sa rame courbé,
Ne vit point, à la rive, un canot dérobé
Sous les tissus du jonc et les branches du saule;
Gabriel ne vit point, non plus, la blanche épaule
D'une vierge endormie, à l'ombre des palmiers.
Le bruit des avirons, la voix des nautoniers
Ne réveillèrent point ceux qui dormaient, comme elle,
Sur la mousse des bois, sous le toit de dentelle
Que formaient en ces lieux les rameaux odorants.

Le canot des chasseurs glissa sur les courants,
Comme un nuage au ciel, lorsque le vent s'élève.
Et, quand il eut longé la courbe de la grève,
Que le cri des tolets mourut dans le lointain,
Plusieurs des fugitifs s'éveillèrent soudain,
L'esprit bouleversé d'une angoisse inouïe.
Pourtant Évangéline est toute réjouie;
Elle parle au pasteur avec effusion.
Elle dit : « Ô mon Père, est-ce une illusion
« Qui de mes sens troublés soudainement s'empare?
« Est-ce un futile espoir où mon âme s'égare?
« Ai-je entendu la voix d'un ange du Seigneur?
« Quelque chose me dit que je touche au bonheur,
« Que Gabriel est proche… Est-ce un divin présage? »

La pourpre tout à coup enflamma son visage,
Et puis elle ajouta mélancoliquement:
« Ô mon Père, j'ai tort! J'ai tort assurément,
« De vous parler ainsi de ces choses frivoles;
« Votre esprit sérieux hait les vaines paroles. »

« Mon enfant, répliqua le sensible pasteur,
« Ton espoir est permis, ton rêve est enchanteur,
« Et tes illusions pour moi ne sont pas vaines.
« Puisse cela marquer le terme de tes peines!
« Les pensers sont cachés, mais la parole, enfant,
« Qui flotte au-dessus d'eux, les révèle pourtant,
« Ainsi que la bouée, en la mer étendue,
« Révèle le bas-fond où l'ancre est descendue.
« Espère, fiancée, et calme ton souci,
« Ton ami Gabriel n'est pas bien loin d'ici…
« La Têche coule au sud, Saint-Maur est sur la rive;
« Saint-Maur et Saint-Martin. Notre pirogue arrive,
« Et, c'est là que l'épouse, après un long ennui,
« Retrouvera l'époux et vivra près de lui;
« Que le pasteur pourra, sous son humble houlette,
« Réunir de nouveau le troupeau qu’il regrette!

« Le pays est charmant, féconds sont les guérets,
« Et les arbres fruitiers parfument les forêts.
« Un ciel plein de lumière arrondit sur nos têtes
« Une voûte d'azur, que supportent les crêtes
« D'inaccessibles rocs et de monts éloignés.
« Ces lieux, divinement le ciel les a soignés,
« Et du sol, sans travail, toute richesse émane;
« Ils sont bien dits : l'Éden de la Louisiane. »

Après ces quelques mots du prêtre vénéré,
La troupe se leva. L'esquif fut démarré;
Il vogua tout le jour sur la vague de moire.

Mais avant que la nuit ouvrit son aile noire,
Au fond de l'occident, le soleil radieux,
Comme un magicien dont l'art charme les yeux,
Tendit sa verge d'or sur la face du monde,
Et noya dans le feu le ciel, la terre et l'onde.
La surface du lac, la plaine, le buisson
Tressaillirent alors d'un amoureux frisson,
Et parurent lancer des gerbes vigoureuses.

Avec ses avirons d'où les eaux vaporeuses
Retombaient goutte à goutte, en larges diamants,
Le canot des proscrits, sur ces flots endormants,
Ressemblait au nuage à l'éclatante frange
Qui flotte entre deux cieux au souffle pur d'un ange.
Le front d'Évangéline était calme et serein :
Pour elle enfin le ciel ne serait plus d'airain,
Et l’amour rayonnait sur sa jeune âme austère,
Ainsi que le soleil rayonnait sur la terre.

S’élançant tout à coup d'un bocage voisin,
Et grisé sûrement d'amour ou de raisin,
Un jeune oiseau moqueur, le plus sauvage barde,
Le chanteur le plus gai, vint, d'une aile gaillarde,
Se percher au sommet d'un superbe bouleau,
Qui penchait son tronc blanc sur les remous de l'eau.
Il chanta. La forêt suspendit ses murmures.
Ses notes scintillaient, ravissantes et pures,
Comme un ruisseau de perle à travers des récifs.

Ses cris furent d'abord timides et craintifs :
C'était comme un soupir des âmes délaissées.
Mais sa voix s'anima. Ses roulades pressées
Firent trembler au loin les feuillages touffus.
Brillants coups de gosier, sanglots, trilles confus,
C'était un cri d'orgie, un appel du délire.
Il parut babiller et s'éclater de rire;
À la brise, il jeta des accents de courroux;
Il modula longtemps des sons tristes et doux;
Puis, mêlant brusquement toute cette harmonie,
Il la précipita, comme par ironie,
En faisceaux éclatants sur les bois d'alentour.

Il arrive parfois, sur le soir d'un beau jour,
Qu'une brise légère, après quelques ondées,
Agite des tilleuls les cimes inondées,
Et fait tomber la pluie en gouttes de cristal,
De rameaux en rameaux, jusques au fond du val;
Ainsi l'oiseau moqueur, juché dans le feuillage,
Fit pleuvoir sur les bois son divin babillage.

Soutenus par l'espoir, bercés par ces accords,
Les pauvres exilés longent de nouveaux bords;
Ils voguent dans la Têche, à travers les prairies.
Au-dessus des forêts, comme des draperies,
Des orbes de fumée ondulent dans les airs.
Ils entendent là-bas, dans ces lieux moins déserts,
Le cor qui retentit par-delà les bocages;
Ils entendent les boeufs mugir dans les pacages.

Dernière mise à jour : ( 04-03-2008 )
 
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