CyberAcadie

L'histoire acadienne, au bout des doigts

Partie 6 - poême Version imprimable

 

Poème Évangéline

Un conte d'Acadie
Henry Wadsworth Longfellow
(traduction française de Pamphile LeMay (1837-1918))
 

PREMIÈRE PARTIE - V


Déroulant sur les eaux un long rayon d'opale,
Le soleil quatre fois monta dans l'azur pâle;
Quatre fois, en dorant l'humble croix du clocher,
Vers l'abîme, derrière un noirâtre rocher
Qui maculait le ciel dans un lointain de flammes,
Il descendit. Soudain, pour réveiller les femmes,
Aux premières lueurs du cinquième jour,
Le coq gaiement chanta dans mainte basse-cour.
Il chantait le départ. Livides et muettes,
Conduisant vers la mer de pesantes charrettes,
Des hameaux qu’ombrageaient les vergers opulents,
Ces femmes, dans l'effroi, sortirent à pas lents.

Elles mouillaient de pleurs la poussière des routes,
Et puis, de temps en temps, elles s'arrêtaient toutes
Pour regarder encor, une dernière fois,
Le clocher de l'église au milieu de leurs toits;
Pour regarder encor leurs champs mis au pillage,
Avant que la forêt qui couronnait la plage
Ne les vint pour jamais ravir à leurs regards.
Et les petits enfants, ennuyés des retards,
Aiguillonnant les boeufs de leurs voix menaçantes,
Auprès d'elles marchaient. Et leurs mains innocentes
Serraient contre leur coeur, quelques hochets bien chers
Qu'ils voulaient avec eux emporter sur les mers.

Ils se rendent enfin à l'endroit de la rive
Où la Gaspareaux mêle, en bruissant, son eau vive
Aux flots de l'océan. Et là, de toute part,
Ils errent, éperdus, attendant le départ.
On les surveille. On parle un insultant langage.
On entasse au hasard leur modeste bagage.
Et, tout le long du jour, d'un infernal accord,
Les solides canots les transportent à bord;
Et, tout le long du jour, de nouveaux attelages
Chargés péniblement, arrivent des villages.

Lentement du ciel bleu le soleil descendit.
Il allait disparaître. Alors on entendit
Le roulement pressé des tambours à l'église.
Une terreur profonde, une horrible surprise,
Des femmes de Grand-Pré font tressaillir les coeurs,
Et sans peur des soldats, soupçonnant des horreurs,
Elles vont vers le temple. Or, voici que la porte,
En grinçant sur ses gonds, se rouvre, et, l'âme forte,
Sous l'oeil du sbire armé qui se tient auprès d'eux,
Sortent, tristes et lents, les prisonniers nombreux.

Quelquefois, pour trouver la fatigue légère,
De pauvres pèlerins, sur la terre étrangère,
Chantent, en cheminant, les refrains du pays;
Ainsi, dans les sentiers qui longeaient les taillis,
Les prisonniers chantaient en allant vers la grève,
Et c'était à leurs maux une légère trêve.
Leurs épouses, leurs soeurs et leurs filles pleuraient!

Tour à tour cependant ces airs naïfs mouraient.
Mais voici que soudain un autre hymne commence :
« Coeur sacré de Jésus, ô source de clémence!
« Coeur sacré de Marie, ô fontaine d'amour!
« Daignez nous secourir en ce malheureux jour!
« Nous sommes exilés sur la terre des larmes,
« Pitié, pitié pour nous dans nos longues alarmes! »

Ouvrant la marche, émus, dans un sublime effort,
Les jeunes paysans chantent bien haut d'abord;
Puis, angoissés, les vieux qui viennent en arrière;
Puis, au bord du chemin, suivant dans la poussière,
Les femmes, les enfants… Ô les pieux accords!
Et, comme s'ils étaient les âmes de leurs morts,
Les oiseaux de l'azur et de la blanche nue
Mêlent à leur cantique une plainte inconnue.

Forte et calme devant un arrêt inhumain,
Un arrêt qui détruit un peuple, en son chemin
La vierge de Grand-Pré résolument s'arrête.
Vers le bourg que l'on quitte elle tourne la tête,
Et regarde venir les pauvres prisonniers.

Comme le bruit des flots sous les vents printaniers,
Retentissent leurs pas sur la terre durcie.
À leur mortel chagrin son âme s'associe,
Elle ne songe plus à son triste abandon.
Elle voit Gabriel. Sur son visage bon
Quelle étrange pâleur, hélas! s'est répandue!
Elle vole vers lui frissonnante, éperdue,
Presse ses froides mains : « Gabriel! Gabriel!
« Ne te désole point ! Soumettons-nous au ciel,
« Il veillera sur nous. Et que peuvent les hommes,
« Que peuvent leurs desseins, Gabriel, si nous sommes
« Fidèles à l'amour autant que malheureux? »

Sur ses lèvres de rose, à ces mots généreux,
Avec grâce voltige un triste et doux sourire.
Mais voici que soudain son humble joie expire.
Elle tremble et pâlit. Au milieu des captifs,
Elle voit un vieillard dont les regards plaintifs
Se reposent, de loin, avec pitié sur elle.
Ce vieillard, c'est son père. Oh! sa peine est cruelle!
Il semble anéanti. L'horreur se laisse voir,
Et sur sa face pâle on lit le désespoir.
Le feu ne jaillit plus de sa lourde paupière,
Et la mort l'a courbé déjà vers la poussière.
Elle vole au-devant, se jette dans ses bras,
Le couvre de baisers et s'attache à ses pas.
Mais sa voix adorable et sa vive tendresse
Du vieillard désolé calment peu la détresse.

C'est alors que l'on vit, au bord des sombres flots,
Un spectacle navrant. Ici des matelots,
Malgré les pleurs amers et les sanglots des femmes,
Chantaient de gais couplets aux accords de leurs rames;
Sur le rivage, là, des soldats insolents
Hâtaient par des jurons les prisonniers trop lents.
L'époux désespéré parcourait la pelouse,
Cherchant de toute part sa malheureuse épouse;
Les mères appelaient leurs enfants égarés,
Et les petits enfants allaient, tout effarés,
Pareils à des agneaux cherchant leurs tendres mères!

Malgré les pleurs brûlants et les plaintes amères,
On sépare, en effet, les femmes des maris,
Les frères de leurs soeurs, les pères de leurs fils!...
Que d'horreurs, Gaspareaux, vit ta rive tranquille!
Le jeune Gabriel et son père Basile,
Sur deux vaisseaux divers, furent ainsi traînés,
Tandis qu'auprès des eaux, doucement enchaînés,
Restaient le vieux Benoît et sa pieuse fille.

Le soleil disparut. La nuit sur la flottille
Tendit son voile obscur. Tout n'était pas fini,
Et sur la grève encor restait plus d'un banni.
Le reflux commençait, et l'océan, plus morne,
S'en allait en grondant vers quelque lointain morne,
Laissant, sur les cailloux, des algues et des joncs
Que tachetaient de blanc les sauvages pigeons.

Sur ce rivage nu que la nuit, en arrière,
Semblait fermer, au loin, d'une immense barrière,
Les pauvres exilés, jouets des trahisons,
Ayant pour toit le ciel, pour couche les gazons,
Erraient plaintivement comme de tristes ombres.
Leur retraite semblait un amas de décombres
Après un siège, un camp de bohèmes nombreux.
S'enfuir, le pouvaient-ils, alors que devant eux
Les vagues de la mer se berçaient éternelles,
Que derrière eux veillaient d'actives sentinelles?...
L'océan qui rentrait en ses gouffres troublants,
Comme un collier, au bord, roulait ses galets blancs.
Les canots fatigués d'un travail méprisable,
Çà et là reposaient, échoués sur le sable.

Alors, comme le soir descendait sur les champs,
On entendit les voix des troupeaux mugissants
Qui laissaient le pacage et regagnaient les crèches,
En broutant aux buissons les feuilles les plus fraîches.
Mais la grasse génisse attendit vainement,
L'étable était fermée; et son long beuglement
Ne fit point revenir la joyeuse laitière,
Avec un peu de sel au fond de sa chaudière.

Nul oiseau ne chanta ce coucher plein d'effroi.
On n'ouït point sonner l'Angélus au beffroi,
On ne vit point surgir de légères fumées,
Ni luire de lumière aux fenêtres fermées!
Afin de réchauffer leurs membres engourdis,
Plusieurs des paysans, parmi les plus hardis,
Allèrent amasser, sur le tuf de la rive,
Quelques restes d'épave allant à la dérive.
Ils firent de grands feux. Dans la fraîcheur du soir,
Autour de ces brasiers beaucoup viennent s'asseoir;
D'autres s'en vont errants dans le jour qui s'efface…
Et des larmes de feu mouillaient leur pâle face!

La nuit dont maintenant s'enveloppe ce lieu,
N'étouffe point les cris qui s'élèvent vers Dieu.
Comme il allait naguère, en sa bonne paroisse,
De foyer en foyer apaiser une angoisse,
Annoncer une joie, ou donner un avis,
Tenant haut dans sa main le divin crucifix,
Le coeur plein de tendresse, infatigable apôtre,
Le bon Père Félix s'en va d'un feu vers l’autre,
Pour calmer et bénir son peuple infortuné.
Dans la lueur, là-bas, un groupe est prosterné.
Il reconnaît Benoît. Assise avec son père,
La vierge de Grand-Pré gémit, se désespère,
Car le vieillard succombe à sa grande douleur,
Et la mort l'a déjà voilé de sa pâleur.
Son oeil s'ouvre hagard, sinistre, et la pensée
Semble de son front large à jamais effacée.
Tel paraît un cadran où l'aiguille n'est plus.
L'enfant a prodigué mille soins superflus :
Une caresse tendre, une parole douce,
Un peu de nourriture et le cidre qui mousse;
Il demeure insensible, et son regard vitreux
Ne se détourne pas du flamboiement des feux.

« Benoît, Benoît, soyons courageux dans l'épreuve,
« Et bénissons les maux dont le ciel nous abreuve.
« Pardonnons, » fit le prêtre avec force et respect.

Il en aurait dit plus; mais au pénible aspect
De ce vieillard mourant, de cette jeune fille
Qui bientôt n'aurait plus ici-bas de famille,
Son âme se gonfla. Sur sa lèvre, en son deuil,
Chaque mot s'arrêtait comme, devant un seuil,
Le pied mal assuré d’un jeune enfant s’arrête.

Évangéline était à genoux. Sur sa tête
Il étendit les mains en invoquant les cieux
Où, dans la pourpre et l'or des sentiers glorieux,
Le soleil bienfaisant, les étoiles sereines,
S'en vont chantant toujours, peu soucieux des peines
Qui troublent notre monde, hélas, tant criminel!
Et, quand il l'eut bénie, au nom de l’Éternel,
Auprès d'elle, en silence, il s'assit sur des pierres.
Et des pleurs abondants coulaient de leurs paupières.

Une lueur parut du côté du midi.
Quand de la lune d'août le disque ragrandi
S'élève, vers le soir, à l’horizon de brume,
Rouge comme du sang, tout l'espace s'allume.
Aux reflets empourprés de l'astre de la nuit,
Chaque brin de verdure et chaque feuille luit;
La flamme, sur la mer, avec la vague ondule,
Et l’on dirait qu'au loin c'est la forêt qui brûle.

Ainsi paraît alors, dans cette nuit d'horreur,
S'élever et grandir la sinistre lueur.
Le village désert se couvre d'un lourd voile;
Une épaisse fumée enveloppe l'étoile,
Et, de ses noirs replis, comme un bras de martyr,
On voit à chaque instant une flamme sortir.

Tout croulait. Et c'était une horrible hécatombe.
Ainsi l'arbre géant pendant l'orage tombe,
Sous le vent ou la foudre, au milieu des sillons.
Et toujours la fumée, en épais tourbillons,
S'élevait vers le ciel. Au-dessus des toitures,
Et comme des lambeaux de superbes tentures,
Les gerbions de chaume, en un vol irrité,
Sillonnaient, tout en feu, l'ardente obscurité.
Sur les eaux, les agrès des navires superbes
Semblaient lancer au ciel d'étincelantes gerbes,
Et tous ces feux tombaient comme un brûlant rideau,
Avec le grondement du fer rouge dans l'eau.
Sur le rivage et sur la mer, à ce coup rude,
Tout se tait un instant. Soudain la multitude
Pousse un cri de douleur qui meurt aux horizons :
« Nous ne reverrons plus, ô Grand-Pré! tes maisons! »

On entendit mugir les troupeaux taciturnes,
Et les chiens inquiets hurler aux vents nocturnes.
On entendit les chants de maint coq libertin,
Qui croyait saluer le réveil du matin.
On entendit hennir, au milieu de la plaine,
Les chevaux qui couraient, fous de peur, hors d'haleine;
Et tous ces bruits divers formaient un bruit affreux,
Comme celui qui trouble un camp aventureux,
Endormi quelque part, après la marche dure,
Sur la mousse et la feuille, au désert de verdure
Qui ceint le Nebraska d'arbrisseaux élégants,
Quand viennent à passer, par un soir d'ouragans,
Tout auprès de l'endroit où s'élèvent les tentes,
Les naseaux enflammés, les crinières flottantes,
De sauvages coursiers qu’emporte le courroux,
Ou d'agiles troupeaux de bisons au poil roux.

Oui, tels furent les bruits, dans ces heures obscures
Où, rompant leurs liens et broyant les clôtures,
Les troupeaux effrayés, d'un même mouvement,
Sur les prés, au hasard, s'enfuirent follement.

Parmi les paysans dispersés sur la berge,
Étonnés et sans voix, le saint prêtre et la vierge
Regardaient la lueur qui grandissait toujours.
Assis à quelques pas, refusant tout secours,
Benoît, leur compagnon, demeurait impassible.
Il semblait ne point voir cette scène indicible
Que la nuit grandissait au lieu de la voiler.
Lorsqu'après un instant ils veulent lui parler,
Tombé près du caillou qui lui servait de siège,
Il était mort. De l'acte impie et sacrilège
Qui l'a tué, martyr, il en appelle à Dieu.

Le prêtre le bénit. Il le soulève un peu.
Évangéline tombe à genoux sur le sable,
Couvre d'ardents baisers son front méconnaissable,
Et supplie, et sanglote… Elle s'évanouit.
Et jusqu’à l’heure où l’aube au ciel s’épanouit,
Telle une fleur se ferme au milieu d'un parterre,
La pauvre enfant dormit ce sommeil de mystère,
Cet effrayant sommeil : l’évanouissement!

Quand elle s'éveilla, le fond du firmament
Réfléchissait encor l'éclat de l’incendie;
Les galets de la rive et l'herbe reverdie
Étincelaient encor. Ses amis l'entouraient,
Ils gardaient le silence. Elle vit qu'ils pleuraient.
Dans le trouble des sens, relevant son front blême,
Elle crut que c'était le jugement suprême,
Avec ses espoirs doux et ses justes effrois,
Puis elle reconnut une pieuse voix
Qui disait à la foule accourue auprès d'elle :
« Portons les restes saints de notre ami fidèle
« À l'ombre de cet arbre, au bord de cette mer;
« Et si nous revenons de notre exil amer,
« Nous irons, louant Dieu, le mettre en terre sainte…
« La haine des méchants sera peut-être éteinte. »

Au bord des flots profonds, dans un sauvage endroit,
Ainsi fut enterré le vertueux Benoît.
Nul cierge ne brûla près de ses humbles restes,
Nul chant ne put monter aux portiques célestes;
La cloche du hameau ne sonna point de glas,
Mais les bons paysans pleurèrent son trépas,
Et la mer répondit à leurs plaintes funèbres.

Pourtant, on crut ouïr au milieu des ténèbres,
Les versets alternés et l'accent solennel
Des moines à genoux dans l'amour fraternel.
C'était le grondement lointain de la marée
Qui montait avec l'aube. Et la foule effarée
Que la nuit avait vue errante sur les bords,
La foule des proscrits fut embarquée alors.

Des vents impétueux dans les haubans sifflèrent,
L'océan reflua; les voiles se gonflèrent,
Et les sombres vaisseaux, hissant leurs pavillons,
Ouvrirent dans la mer de bouillonnants sillons.
Ils laissaient sur la côte un village en ruine,
Ils laissaient un martyr sur la grève voisine!

Dernière mise à jour : ( 04-03-2008 )
 
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