CyberAcadie

L'histoire acadienne, au bout des doigts

Partie 2 - poême Version imprimable

 

Poème Évangéline

Un conte d'Acadie
Henry Wadsworth Longfellow
(traduction française de Pamphile LeMay (1837-1918))
 

PREMIÈRE PARTIE - I



Dans un vallon riant où mouraient tous les bruits,
Où les arbres ployaient sous le poids de leurs fruits,
Groupant comme au hasard ses coquettes chaumines,
On voyait autrefois, près du Bassin des Mines,
Un tranquille hameau fièrement encadré.
C'était, sous un beau ciel, le hameau de Grand-Pré.

Du côté du levant, les champs, vaste ceinture,
Offraient à cent troupeaux une grasse pâture.
De là son nom. Souvent alors les flots amers
S'épanchaient sur ces bords par maints endroits divers.
Les fermiers vigilants, sans souci des fatigues,
Élevèrent partout de gigantesques digues.
En certaine saison ils allaient les ouvrir,
Et, libre, l'océan se hâtait de couvrir
Les fertiles sillons devenus son domaine.

Au couchant, au midi, jusqu'au loin dans la plaine,
On voyait des vergers et des bosquets d'ormeaux.
Ici, le lin berçait ses frêles chalumeaux,
Là, le blé jaunissant, ses tiges plus actives.
Vers le nord s'étendaient les forêts primitives;
Le sombre Blomidon dressait son front altier;
Et sur les monts abrupts, sans ombre ni sentier,
Des brumes, des brouillards aux formes inconstantes,
S'agitaient comme un camp qui déroule ses tentes,
Ou semblaient admirer l'heureux vallon. Jamais
Ces vapeurs de la mer ne quittaient leurs sommets.

Et c'était au milieu de ces champs en culture
Que s'élevait le bourg. De simple architecture,
La solide maison de l'humble pionnier
Était faite de chêne, ou bien de châtaignier.
Ainsi la voyait-on jadis, solide et grande,
Quand régnaient les Henri sur la terre normande.
Saillants, les hauts pignons recouvraient tout le seuil,
Et l'ombre y descendait comme un voile de deuil.
Dans le chaume des toits, en des façons heureuses,
On avait découpé des lucarnes nombreuses.

Quand le soleil, au bourg, sur le large chemin
Donnait à la poussière un reflet de carmin,
Et quand, par son éclat, sur l'humble cheminée
Soudain la girouette était illuminée,
C'était là, sur le seuil, à l'approche du soir,
Que les femmes ensemble allaient toutes s'asseoir.
Jupon vert, rouge ou bleu, bonnet d'un blanc de neige,
Vieilles ou jeunes, là, chacune avait son siège,
Chacune, son rouet. Au tisserand malin,
Il fallait bien fournir ou le chanvre ou le lin.

La quenouille semblait un drapeau qu'on arbore.
La navette, en glissant sur le métier sonore,
Le fuseau qui tournait avec un gai frisson,
Au chant de la fileuse unissaient leur chanson.
Le pasteur du village, un modeste et saint prêtre,
Ne tardait pas longtemps d'ordinaire à paraître.
S'ils le voyaient venir sur le chemin poudreux,
Les enfants l'acclamaient et suspendaient leurs jeux.
Ils couraient au-devant, et puis, l'un après l'autre,
Pour se faire bénir, baisaient sa main d'apôtre.
Les femmes poliment se levaient tour à tour,
Heureuses de lui dire un bienveillant bonjour.

Fatigués, mais contents et remplis de courage,
Les paysans alors revenaient de l'ouvrage.
Le soleil émaillait la pente du coteau,
Et ses derniers rayons, comme des filets d'eau,
Jusqu’au fond du val glissaient de roche en roche.
De sa voix argentine, au même instant, la cloche
Annonçait l'Angélus et le retour du soir.
Molles vagues d'encens montant d'un encensoir,
Aussitôt, la fumée en colonnes bleuâtres,
Bien au-dessus des toits, montait de tous ces âtres
Où l'on goûtait la paix, le plus divin des biens.

Ainsi vivaient alors ces laboureurs chrétiens.
Ils servaient le Seigneur, et leur vie était sainte.
Ignorant les tyrans, ils ignoraient la crainte.
Des fausses libertés les enivrants banquets
Ne les séduisaient point. Ni verrous ni loquets
Ne fermaient, dans la nuit, leur modeste demeure,
Et la porte s'ouvrait, comme l'âme, à toute heure.
Là, le riche était pauvre en son honnêteté,
Et le pauvre ignorait ce qu'est la pauvreté.

Sur le bord du Bassin qui baignait le village,
Au milieu de son champ, dans un nid de feuillage,
Demeurait un fermier, un vieillard au coeur droit,
Et le plus riche alors de cet heureux endroit.
Cet homme, il avait nom Benoît Bellefontaine.
Près de lui grandissait, dans ce joli domaine,
Sa fille, Évangéline, une adorable enfant.

Badinant à son tour, parfois philosophant,
Ce paysan plaisait. Il avait un air grave,
La stature et le bras que personne ne brave,
Une démarche ferme et soixante-dix ans.
Avec son teint de bronze et ses longs cheveux blancs,
Il était comme un chêne au milieu d'une lande,
Un chêne que la neige orne d'une guirlande.
Et son Évangéline, elle était belle à voir
Avec ses dix-sept ans, et son brillant oeil noir
Qu'ombrageait quelque peu sa brune chevelure,
Son oeil qu'on eut dit fait du velours de la mûre
Qui luit, près du chemin, aux branches d'un buisson.

Elle était belle à voir au temps de la moisson,
Et comme la génisse elle avait douce haleine
Quand elle s'en allait, en corsage de laine,
Porter aux moissonneurs, dans les champs plantureux,
Le midi, des flacons de cidre généreux.
Mais, les jours de dimanche, elle était bien plus belle.
Quand la cloche faisait, du haut de sa tourelle,
Pleuvoir les sons bénis dans l'air frais et vibrant,
Comme de l'aspersoir du pieux célébrant
Tombe, après l'oraison, l'eau sainte en gouttes drues,
On la voyait venir par les ombreuses rues,
Simple en sa jupe bleue, et tenant à la main
Un chapelet de verre ou le missel romain.
Sous son bonnet léger, bonnet de Normandie,
Luisaient des boucles d'or, qu'aux bords de l'Acadie
Une aïeule de France autrefois apporta,
Que la mère, en mourant, à sa fille quitta
Comme un gage sacré, comme un noble héritage.

On voyait cependant briller bien davantage
Sa grâce et sa candeur que rien ne surpassait,
Quand, venant de confesse, émue, elle passait
Adorant dans son coeur Dieu qui l'avait bénie.
On aurait dit alors qu'une molle harmonie,
Comme les blés au vent, sur ses pas ondoyait.

Vaste était la maison. De loin, on la voyait
Sur le flanc d'un coteau, dont les gras pâturages
Hardiment descendaient jusque sur les rivages.
Le chemin pour s'y rendre était bordé d'ormeaux;
Un sycomore ombreux voilait, de ses rameaux,
Les bancs auprès du seuil et la haute toiture.
Le portique était fier de sa rude sculpture.
Dans la large prairie un sentier se perdait,
Qui trouait le verger. Une vigne pendait,
Guirlande glorieuse, au tronc du sycomore,
Et protégeait l'essaim d'une ruche sonore.
Dans le bourdonnement, sous l'arbre qui tremblait,
En son rustique abri, la ruche ressemblait
Aux niches de la Vierge, aux troncs des faméliques
Que met la charité sur les routes publiques.

Plus bas, sur le coteau qui regardait la mer,
C'était le puits moussu, le seau cerclé de fer,
Et l'auge où s'abreuvaient chevaux, boeufs et génisses.
Puis, du côté du nord, plusieurs longues bâtisses:
Des granges, des hangars, en la froide saison,
Contre les ouragans protégeaient la maison.

C'est là qu'on remisait les voitures diverses,
Les harnais, les outils, la charrue et les herses.
Là qu'on voyait aussi le bercail des moutons,
Et le sérail de plume où régnaient les dindons,
Où le coq orgueilleux chantait d'une voix fière,
Comme au jour où sa voix troubla l'âme de Pierre.

Et tout cela semblait un village, de loin.
Les granges, en été, se remplissaient de foin.
Leurs toits proéminents étaient couverts de chaume,
Et le trèfle fané remplissait de son baume
Le fenil où montait un solide escalier.
Là se trouvait aussi l'amoureux colombier,
Avec ses nids moelleux, ses tendres créatures,
Ses roucoulements longs, ses folles aventures;
Et mainte girouette, au moindre essor des vents,
Criait du haut des toits le changement du temps.

En paix avec le ciel, en paix avec le monde,
C'est ainsi que vivait, dans sa terre féconde,
Le fermier de Grand-Pré. Sa joie et son appui,
Toujours Évangéline était auprès de lui,
Et sagement toujours gouvernait le ménage.
À l'église, souvent, les gars du voisinage
Tenaient ouvert leur livre, ou priaient à genoux,
En reposant sur elle un oeil un peu jaloux,
Comme si, dans un nimbe, elle eut été la sainte
Qu'ils venaient invoquer en la pieuse enceinte.

Heureux qui par hasard touchait sa blanche main,
Voyait sourire un peu ses lèvres de carmin!
Ceux qui frappaient, le soir, à sa porte, dans l'ombre,
En entendant ses pas dans le corridor sombre
Résonner tout à coup, se demandaient en vain
Lequel battait plus fort, du lourd marteau d'airain
Ou de leur coeur, parfois, hélas! un peu volage.

Et gaiement on fêtait le patron du village.
Les jeunes et les vieux descendaient au vallon,
Pour y danser sur l'herbe, au son du violon.
Bien des garçons alors, débordants de tendresse,
Tour à tour lui disaient des mots si pleins d'ivresse,
Qu'ils semblaient un écho de l'agreste concert,
Mais pour Gabriel seul son coeur s'était ouvert,
Gabriel Lajeunesse, un garçon de Basile.

Or, ce Basile était un forgeron habile,
Un homme aimé de tous, et des plus importants.
Le peuple n'a-t-il pas proclamé de tout temps,
L'état de forgeron un état honorable?

Une estime profonde, une amitié durable
Liaient donc l'ouvrier et le fermier. Ainsi
Leurs deux enfants aimés étaient liés aussi.
Et le Père Félix, en son hameau champêtre,
Depuis longtemps déjà maître d'école et prêtre,
Leur avait, dans son livre, en même temps, montré
À lire une prière, à dire un chant sacré.
Ils paraissaient deux fleurs d'un même souffle issues.

Les cantiques chantés et les leçons bien sues,
Ils couraient tout joyeux à la forge, pour voir
Basile, les bras nus et le visage noir,
Un tablier de cuir autour de la ceinture,
Prendre comme un jouet, d'une main forte et sûre,
Le sabot d'un cheval, puis y clouer le fer.
Et, pendant ce temps-là, dans un vrai feu d'enfer,
Près de lui rougissait un grand cercle de roue,
Tel un souple serpent qui se courbe et se noue
Au milieu des tisons qui l'ont emprisonné.

Quand la cloche du soir, l'automne, avait sonné,
Que le calme régnait, et que la forge sombre
Menaçait d'éclater sous les éclairs sans nombre
Qui sortaient des carreaux et des trous du lambris,
Ils venaient regarder avec des yeux surpris,
Le soufflet haletant qui ranimait la braise,
Et dans l'effluve chaud ils causaient à leur aise.
Puis, quand le grand soufflet cessait de bourdonner,
Et qu'ils n'entendaient plus l'enclume résonner,
Riant, ils comparaient à de pieuses vierges,
Qui rentrent lentement, avec de pâles cierges,
Dans leur chapelle sainte, au milieu de la nuit,
Les étincelles d'or qui retombaient sans bruit,
Et mouraient tour à tour dans les cendres éteintes.

Quand l'hiver déployait son voile aux blanches teintes,
Sur un traîneau léger, on les voyait tous deux
Descendre vitement les grands coteaux neigeux.
Et souvent, à la grange, avec un soin bizarre,
Ils cherchaient, dans les nids, cette pierre si rare
Que l'hirondelle trouve au bord du flot mouvant,
Et qu'elle apporte alors à son nid, sous l'auvent,
Pour redonner la vue à sa chère couvée.
La chance souriait à qui l'avait trouvée,
Cette pierre étonnante.

Ainsi, loin des ennuis,
Comme un songe doré leurs jours s'étaient enfuis.
Ils n'étaient plus enfants à l'époque où se passe
Le récit douloureux qu'il faut que je vous fasse.
Gabriel revêtait la fraîcheur des matins,
Et son front réjoui rêvait d'heureux destins.
Dans ses chastes espoirs, ses douces clartés d'âme,
Évangéline aimait et se révélait femme.
On l'avait à bon droit surnommée, au hameau,
Le soleil de la Sainte-Eulalie. Au rameau
Ce soleil fait mûrir les fruits en abondance,
Disaient les paysans; elle, par sa prudence,
Elle saura remplir le foyer de l'époux,
De gaîté, de vertus, et d'enfants blonds et doux.

Dernière mise à jour : ( 04-03-2008 )
 
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