BUADE, LOUIS DE, comte de FRONTENAC et de PALLUAU. Comte, soldat, gouverneur général de la Nouvelle-France, il fut l'une des figures les plus animées et influentes de l’histoire du Canada. Surtout connu comme l’architecte de l’expansion française en Amérique du Nord et comme le défenseur de la Nouvelle-France contre les attaques de la Confédération iroquoise et des colonies anglaises. Né, après la mort de son père, le 22 mai 1622 à Saint-Germain, décédé le 28 novembre 1698 à Québec et inhumé dans l’église des Récollets de cette ville. Il était fils unique de Henri de Buade, comte de Frontenac et baron (par la suite, comte) de Palluau, et d’Anne Phélypeaux de Pontchartrain, fille d’un secrétaire d’État et nièce d’un autre. Il fut baptisé le 30 juillet 1623, ayant Louis XIII pour parrain. Il avait deux sœurs. On sait seulement, de l’une d’elles, qu’elle était religieuse à Dourdan; l’autre épousa le marquis de Saint-Luc, fils du maréchal de Saint-Luc, chevalier de l’ordre du Saint-Esprit et lieutenant général de Guyenne.
Les Buade appartenaient à une vieille famille de la noblesse d'armes, connue en Périgord depuis la fin du XIIIe siècle. Ils tenaient le titre de Frontenac d’un fief situé en Guyenne, entre Agen et Castillones. Antoine de Buade, grand-père de Frontenac, chevalier du Saint-Esprit, avait servi à titre d’écuyer personnel de Henri IV pendant plusieurs années avant d’être nommé gouverneur de Saint-Germain-en-Laye et premier maître d’hôtel du roi. Son fils, Henri de Buade, colonel au régiment de Navarre, faisait partie de l’entourage de Louis XIII.
On ignore où Frontenac étudia, mais on sait qu’il fréquenta pendant plusieurs années le même collège que l’abbé Tronson, supérieur des Messieurs de Saint-Sulpice. Les collèges des Jésuites étaient considérés comme les meilleurs d’Europe. La correspondance de Frontenac révèle sa grande instruction. Enrôlé dès son jeune âge dans l’armée française, il participa à plusieurs campagnes de la guerre de Trente Ans. En février 1643, il reçut le brevet de maître de camp (colonel) au régiment de Normandie. Pendant le siège d’Orbitello en 1646, il commandait cette unité et il subit une blessure lui mutilant le bras droit pour toujours. En récompense, on le nomma maréchal de camp, grade équivalent à celui de général de brigade dans les armées actuelles. Mais à moins qu’il ne fût gaucher, son écriture ne révèle pas de handicap relié à la gravité de la blessure parce qu’on ne discerne aucune différence dans sa calligraphie avant et après l’événement. Par malheur, on ne connaît pas de portrait de Frontenac et aucun de ses contemporains ne nous a fourni d'indice quant à son apparence physique. S’il ressemblait à son grand-père dont le portrait se trouve à la Bibliothèque nationale, c’était un homme petit, nerveux et sec, au front large, au nez long et mince, aux joues creuses, au menton étroit et pointu : au demeurant, d’aspect assez peu engageant.
Frontenac demeurait à la cour du roi en dehors de son service. Comme tant d’hommes de sa classe, il était d’une grande prodigalité et criblé de dettes. En octobre 1648, il épouse secrètement Anne de La Grange, fille du seigneur de Trianon et de Neufville, riche maître des requêtes. Elle était devenue célèbre par son exceptionnelle beauté physique (son portrait se trouve au château de Versailles), par son tempérament fougueux et un esprit vif et mordant. Outre la succession de son père, évaluée à 200 000 écus, soit plus de 1 000 000 de nos dollars actuels, elle devait hériter d’une fortune considérable que sa mère lui avait léguée en fidéicommis jusqu’à sa majorité. Le beau-père de Frontenac s'était opposé de toutes ses forces à ce mariage, allant jusqu’à enfermer sa fille dans un couvent pour y faire obstacle. Lorsqu' il apprit que le mariage avait eu lieu clandestinement, il déshérita sa fille et, grâce à des moyens légaux, il parvint à lui soustraire l’héritage de sa mère.
En mai 1651 naissait le seul enfant de Frontenac, François-Louis, qui, selon la coutume du temps et de sa classe, fut élevé par des domestiques. Vers le même temps, Frontenac entrait dans l’entourage de Gaston d’Orléans, oncle de Louis XIV, qui avait la réputation bien méritée d’être le plus grand traître de France. La comtesse de Frontenac, qui fut admise dans l’entourage de la fille de Gaston, Mlle de Montpensier, partagea les aventures de la turbulente «Grande Mademoiselle» au temps de la Fronde et l’accompagna en province à titre de dame de compagnie lors de son exil de la cour. Mademoiselle finit par soupçonner que Frontenac et sa femme intriguaient contre elle et elle renvoya la comtesse de Frontenac de sa maison.
Son extravagance dépassait celle de la cour et faisait l'objet de nombreux ragots. Dans ses mémoires, Mme de Montpensier fait référence à ses goûts dispendieux et son extrême vanité. Frontenac et la comtesse allèrent demeurer à Paris pour passer leur temps à la cour, où ils vivaient bien au-dessus de leurs moyens. La prodigalité de Frontenac étonnait même dans les cercles prodigues de la cour. Dans ses mémoires, Mlle de Montpensier parle de ses goûts dispendieux et de sa colossale vanité. À l’été de 1653, elle passa quelques jours à son château de l’île Savary, qu’elle dit «assez joli pour un homme comme lui». Quand il lui montra les plans qu’il avait faits pour embellir le château, elle dit avec aigreur : «Il faudrait être surintendant pour les exécuter». Une autre fois, elle dit de lui qu'il affectait de tenir sa cour à Saint-Fargeau, un des châteaux royaux où elle était en résidence, et qu'il s’attendait à être traité en grand seigneur par tous ceux qui venaient dîner avec lui. Conduite qu’elle tenait pour ridicule et elle ajoutait : «Frontenac Louoit tout ce qui étoit à lui ; il ne venoit point de souper ou de dîner qu’il ne parlât de quelque ragoût ou de quelque confiture nouvelle qu’on lui avait servie ; et il attribuoit cela à la bonté des officiers ; même la viande qu’il mangeoit, selon son dire, avoit un autre goût sur sa table que sur celle des autres [...] Tous ceux qui venoient à Saint-Fargeau, il les menoit voir son écurie ; et pour bien faire sa cour auprès de lui, il failloit admirer des chevaux très médiocres qu’il avoit ; enfin il est comme cela sur tout.»
En 1653, Frontenac dut vendre ou abandonner la charge de colonel de son régiment et, en 1664, ses dettes dépassaient de beaucoup 350 000ª. Au cours de cette dernière année, il s’engagea par voie juridique à rembourser cette partie de ses dettes en quatre ans, mais il ne fit aucun effort pour s’acquitter de cette obligation. Il réussit à échapper à ses créanciers en acceptant la charge de lieutenant-général des troupes de Venise à Crète qui défendaient cette île contre les Turcs. En juin 1669, il fit voile vers la Crète pour prendre son commandement, accompagné de son fils, qui devenait l’un de ses aides de camp. Cependant, il ne tarda pas à se quereller avec les autres officiers supérieurs de l’armée vénitienne et s’attira vite le mécontentement et la méfiance du capitaine général, Francesco Morosini, l’un des plus grands soldats de l’Europe. En septembre, congédié du service de Venise, il recevait de Morosini l’ordre de quitter l’île.
Environ trois ans après, soit au printemps de 1672, Frontenac obtenait la charge de gouverneur général de la Nouvelle-France. Si les appointements et les avantages attachés à ce poste étaient vraiment maigres pour un homme ayant les habitudes de Frontenac, soit seulement 24 000 ª par an, cette charge rendait d’avance inutiles les tentatives de ses créanciers pour saisir ses biens, car, en même temps que sa nomination de gouverneur général, il obtenait une ordonnance du Conseil d’État qui levait la saisie dont ses biens avaient été frappés et lui accordait un sursis quant à l’obligation légale qu’il avait contractée de rembourser ses dettes. Cette façon de procéder n’était pas inusitée dans de telles circonstances, et aucune flétrissure ne découlait de l’état de banqueroute où se trouvait Frontenac.
Le 28 juin 1672, Frontenac faisait voile de La Rochelle pour la Nouvelle-France. Sa femme ne l’accompagnait pas, mais Frontenac lui fit verser en mains propres ses appointements de gouverneur général, et, pendant toute sa carrière au Canada, elle mit à son service l’influence, qui n’était pas mince, dont elle jouissait à la cour. De fait, elle semble lui avoir été d’une aide plus considérable de cette façon que si elle avait été sa châtelaine à Québec. On a prétendu que les relations de Frontenac avec sa femme n’avaient rien d’amical, mais en cela, on s’inspire surtout des mémoires du duc de Saint-Simon qui écrivit quelque 35 ans après les incidents relatés. Évidemment, il faisait état de ragots de cour assez anciens. Dans ses mémoires, Mlle de Montpensier raconte qu’en une certaine occasion Mme de Frontenac avait manifesté une aversion visible à l’égard de son mari, refusant de partager sa couche, mais elle fait bien entendre qu’en d’autres occasions cette aversion n’existait pas. Il semble donc qu’on ait peu de motifs véritables d’affirmer qu’ils ne pouvaient se supporter. Leurs relations paraissent avoir été étonnamment bonnes pour l'époque et dans cette société où la fidélité maritale était un sujet de moquerie.
Rémy de Courcelle, son prédécesseur au poste de gouverneur de la colonie, était déjà parti quand Frontenac arriva à Québec au début de l’automne et que l’intendant Jean Talon s’embarqua pour la France en novembre. Parce qu’il avait passé la plus grande partie de sa vie adulte dans l’armée et qu'à titre de colonel de régiment, sa parole faisait virtuellement loi, Frontenac ne voulait pas se rendre compte que, même s’il était gouverneur général de la colonie et représentant de Louis XIV, son autorité avait des limites bien nettes. Établi par Louis XIV et le ministre Colbert de qui relevaient les colonies, le régime administratif de la colonie ressemblait fort à celui des provinces de France. L'éloignement du gouvernement central et de la colonie, ainsi que des conditions particulières à l’Amérique du Nord créaient certaines différences importantes. Cependant, on y remarquait la séparation des pouvoirs entre les fonctionnaires supérieurs. Frontenac, en sa qualité de gouverneur, avait la haute main absolue sur les affaires militaires. Il possédait le droit de véto à l’égard des décisions des autres dirigeants qu'il ne devait utiliser qu'en cas de circonstance extrême. Les instructions reçues du ministre lui prescrivaient de ne pas usurper les fonctions de l’intendant, du Conseil souverain, ni celles des officiers de justice des tribunaux de première instance.
D’ordinaire, l’intendant devait s’occuper de toutes les questions reliées à la justice, aux finances et à l’administration en généra, il possédait l’autorité dans toutes les affaires civiles. Colbert avait négligé de nommer un suppléant pendant l'absence de l'intendant et n'avait pas émis d'instructions pour la délégation de ses pouvoirs. C'est pourquoi Frontenac croyait que ces pouvoirs lui revenaient; non sans raison. Cependant, l'usage qu'il en fit ne tarda pas à provoquer des conflits avec le Conseil souverain, le gouverneur de Montréal et plusieurs familles importantes de la colonie.
Le commerce des fourrures déchaîna certaines des plus graves querelles. La paix avait été conclue avec la puissante confédération iroquoise. Quelques années avant l’arrivée de Frontenac, en territoire ami, les traitants du Canada avaient pu avancer vers l’Ouest pour se procurer des pelleteries auprès des tribus indiennes de la région des Grands Lacs. Jean Talon, qui avait adopté la politique expansionniste, avait envoyé des expéditions vers l’Ouest pour en explorer les terres et en prendre possession au nom de la France, ainsi que pour établir des relations commerciales avec les Hurons, les Outaouais et d’autres tribus. Il voulait établir des postes fortifiés dans l’Ouest et créer un vaste empire de traite pénétrant profondément à l’intérieur de l’Amérique du Nord. Mais Colbert s’opposait à cette ligne de conduite. Ce ministre clairvoyant désirait établir fermement la colonie dans la vallée du Saint-Laurent avant d’entreprendre une telle expansion. Frontenac ne fut pas lent à apercevoir le potentiel de la traite des fourrures dans l’Ouest. Dans sa première année dans la colonie, sans informer le ministre de ses intentions et encore moins lui demander son autorisation, il établissait un poste de traite sur le lac Ontario, à l’embouchure de la rivière Cataracoui, là où s’élève maintenant la ville de Kingston.
Les traitants de fourrures et les habitants de Montréal furent les premiers indignés, craignant que ce poste de traite avancé, nommé fort Frontenac (ou, parfois, Cataracoui) ne leur enlève une partie du commerce des fourrures de l’Ouest. Ensuite, les habitants ordinaires parce qu'ils s'étaient fait imposer la corvée ou parce qu'on en avait obligé plusieurs à passer une bonne partie de l’été à construire le fort et y transporter des approvisionnements. En conséquence, au cours de l’automne et de l’hiver de 1673, les gens de Montréal étaient d’une humeur inquiétante. Le gouverneur de la ville, François-Marie Perrot, qui participait lui-même activement à la traite, faisait tout en son pouvoir pour entretenir cette humeur afin de nuire aux efforts que faisait Frontenac pour mettre la main sur une bonne partie de la traite des fourrures de l’Ouest. Pour étouffer cette opposition et maintenir son autorité, Frontenac fit arrêter Perrot dans des circonstances assez louches, l’accusant de braver l’autorité du gouverneur général. Perrot se défendit avec habileté devant le Conseil souverain. Pendant ce temps à Montréal, un membre du clergé, l’abbé de Fénelon [V. Salignac] critiquait du haut de la chaire les actes de Frontenac et fut arrêté à son tour. En dépit de la forte pression que Frontenac exerçait sur les membres du Conseil souverain, ils finirent par conclure que les questions en jeu dépassaient leur compétence; ils ordonnèrent de déférer les causes au roi et d’envoyer Perrot et l’abbé de Fénelon en France pour répondre aux accusations portées contre eux. Louis XIV et Colbert, ayant étudié les témoignages, en vinrent à la conclusion que tous les intéressés avaient eu tort, mais Frontenac plus que tout autre, et ils le blâmèrent sévèrement.
Colbert prit alors des mesures pour enrayer les abus d’autorité de Frontenac. Il nomma Jacques Duchesneau comme intendant de la colonie. Il lui délégua le pouvoir d’agir en qualité de président du Conseil souverain et de remplir toutes les autres fonctions d’un intendant de province. Par conséquent, l’autorité de Frontenac se trouva restreinte aux affaires militaires et à la surveillance des autres fonctionnaires, sans pouvoir d'intervention dans l’exécution de leurs fonctions. Simultanément, on abolissait le pouvoir du gouverneur général dans la désignation des membres du Conseil souverain, de concert avec l’évêque. Désormais, le roi les désigna par un brevet de nomination. Ainsi, le Conseil souverain devint un organe virtuellement indépendant, en mesure de braver l’autorité du gouverneur général. On doit reconnaître que le caractère intempestif de Frontenac a joué un rôle dans cette importante évolution.
Frontenac éprouva une profonde amertume envers cette restriction imposée à son autorité et il s'engagea rapidement dans de violentes querelles avec l’intendant et le Conseil souverain. Un jour, il emprisonna arbitrairement le greffier du tribunal; une autre fois, il fit incarcérer un juge de Montréal, qui l’avait contrarié, pendant deux mois et lui imposa une amende de 200 ª. Ensuite, durant l’hiver de 1678–1679, il tenta de soumettre l’intendant et le Conseil souverain. La querelle éclata parce que Frontenac voulait s’arroger un des pouvoirs que lui déniait expressément la déclaration royale de 1675, c’est-à-dire celui de présider les séances du conseil. Quand le Conseil souverain refusa d’accéder à cette demande en juillet 1679, il exila le procureur général Ruette d’Auteuil et deux conseillers hors de Québec. Ils reçurent l’ordre de demeurer dans des seigneuries désignées en dehors de Québec jusqu’en novembre à leur départ pour la France pour rendre compte au roi de leur refus de se soumettre à l'autorité du gouverneur. Durant cette période, le travail du Conseil souverain se trouva tout à fait désorganisé. Un seul des trois personnages en cause fut obligé de se rendre en France et son rapport sur les événements convainquit Louis XIV et Colbert que Frontenac avait tort. Il fallut toute l’influence des amis de Frontenac à la cour et leur engagement à empêcher que Frontenac commette de tels excès, pour annuler son rappel.
Le Conseil souverain avait remporté une victoire décisive sur Frontenac. Ses membres avaient résisté victorieusement à ses tentatives de soumission et Louis XIV et Colbert les avaient appuyés. Enhardis, ils se mirent à poursuivre certains associés de Frontenac à cause de violations des édits royaux régissant le commerce des fourrures. Près avoir établi un poste sur le lac Ontario, Frontenac s’était étroitement associé à Cavelier de La Salle, à qui il procura toute l’aide possible en vue de la création d’un monopole de la traite dans la vaste région située au sud des Grands Lacs. Au cours de cette expansion de la domination française vers l’Ouest, les associés de Frontenac entrèrent en conflit avec les Iroquois qui avaient décidé de s'emparer de la vallée de l’Ohio. Jusqu’en 1675, les Iroquois n’avaient pu s’opposer à l’établissement de postes français dans leur territoire et dans ceux qu'ils convoitaient d'où leur guerre avec deux puissantes tribus établies à l’est et au sud, c’est-à-dire les Loups (Mohicans) et les Andastes. Mais à partir de 1675, ils avaient forcé ces tribus à négocier et ils étaient en mesure de résister aux empiétements des Français. Dès lors, leur hostilité s’accrut sans cesse. Ils commencèrent à attaquer les tribus indiennes alliées aux Français et sous leur protection. Quand ces tribus demandèrent de l’aide à Frontenac, il chercha plutôt à apaiser les Iroquois qui s'hardièrent à piller les canots français et attaquer les postes de l’Ouest. Au même moment, une autre menace contre la Nouvelle-France se dessinait au Nord. La Hudson’s Bay Company, nouvellement formée, incitait les tribus indiennes, habituées de commercer avec les Français, à leur apporter les pelleteries aux nouveaux postes de la baie. Certains habitants de la colonie prônaient des mesures énergiques pour faire disparaître cette menace, mais Frontenac refusa d’autoriser un geste quelconque qui aurait entraîné un conflit avec les Anglais.
En 1682, dans cette conjoncture, Frontenac fut rappelé en France. Ce furent ses démêlés continuels avec l’intendant, le Conseil souverain et le clergé qui décidèrent le roi et le ministre à le congédier, mais non son impuissance à mettre fin aux dangers économiques et militaires, car ils ne connaissaient rien de la gravité de la situation. Dans le cas de ce dernier, les causes fondamentales du désaccord tenaient à la traite des fourrures et à l’attitude anticléricale de la cour en général et de Colbert en particulier. Les Jésuites étaient la bête noire de Colbert; il était convaincu qu’en France et en Nouvelle-France ils exerçaient une influence beaucoup trop grande et qu’ils voulaient établir une théocratie au Canada. Voilà pourquoi, quand éclata une querelle au sujet de la vente sans restriction de l’eau-de-vie aux Indiens, Frontenac put facilement convaincre Colbert qu’il n’y avait là qu’un nouvel exemple des tentatives continuelles du clergé pour empiéter sur l’autorité royale. Le clergé, et les Jésuites en particulier, dont la préoccupation majeure était l’activité missionnaire parmi les Indiens, étaient irréductiblement opposés à l’emploi de l’eau-de-vie pour la traite, prétendant, avec raison, que les Indiens se laissaient soutirer leurs pelleteries par des traitants peu scrupuleux qui commençaient par les enivrer, qu’ils tombaient dans la pire débauche et commettaient les crimes les plus atroces quand ils pouvaient boire de l’eau-de-vie dans leurs villages. Mgr de Laval avait fait de la vente d’eau-de-vie aux Indiens un péché mortel, et ceux qu’on savait adonnés à cette pratique se voyaient refuser les sacrements de l’Église. Comme bien des traitants, mais non pas tous, loin de là, Frontenac considérait l’eau-de-vie comme nécessaire à la traite. Il accusait l’évêque d’intervenir dans les affaires civiles et les Jésuites, de vouloir accaparer la traite à leur profit. Louis XIV voulut régler le différend par un compromis qu’il fut facile d’éluder, de sorte que les Jésuites continuèrent à se plaindre de l’attitude de Frontenac, tandis que lui, de son côté, faisait de son mieux pour les discréditer.
S’il jouissait de l’appui de Colbert dans ses différends avec le clergé, il n’en était plus de même de ses violentes querelles avec l’intendant et le Conseil souverain. En 1680, le ministre l’informa que tous les corps publics et de nombreux particuliers se plaignaient de sa tyrannie. La Nouvelle-France, lui écrivait Louis XIV le 29 avril 1680, risque d’être complètement détruite, «à moins que vous ne réformiez votre conduite et vos principes». L’année suivante, on le prévenait que, s’il ne changeait pas sa façon d’agir, on jugerait nécessaire de le rappeler. D'autre part. Frontenac était incapable de tenir compte des avertissements et de soumettre aux ordres. Au cours de violents accès de colère, il emprisonna, d’abord le fils adolescent de l’intendant Duchesneau, puis Mathieu D'amours de Chauffours, membre âgé du Conseil souverain, sous prétexte qu’il aurait négligé de lui témoigner le respect dû à son rang. C'est pourquoi personne ne s’étonna de son congédiement et de son rappel en France.
Au moment de son départ, l’agitation régnait dans l’administration civile à cause de ses chamailleries. La traite des fourrures était contrôlée par deux factions rivales en guerre l’une contre l’autre, c’est-à-dire celle de Frontenac et ses associés, puis celle des marchands de Montréal. Certains de ces derniers figuraient aussi parmi les ennemis de Frontenac au Conseil souverain, Dans une certaine mesure, Frontenac était autant victime que coupable. Ses adversaires n’avaient éprouvé aucune difficulté à lui provoquer des ennuis et à l'inciter de commettre des excès qui avaient entraîné son rappel, mais, en dernière analyse, sa chute provenait de son manque de sang-froid. Toutefois, sa plus grande faute fut de ne rien faire pour écarter la menace que les Iroquois faisaient peser sur la colonie. Le danger devenait si réel que, suite à son inaction, les Français pouvaient être chassés de l’Ouest, perdre leur monopole de la traite (essentiel à la vie économique de la colonie) et subir les attaques des Iroquois contre la colonie en tout temps. Frontenac avait négligé de prendre des précautions contre ce danger et la colonie restait virtuellement sans défense. Les établissements étaient fort dispersés, il n’existait pas de places fortifiées où les colons pouvaient trouver refuge et la milice ne recevait ni armes, ni instruction militaire.
Telle était la situation qui attendait le successeur de Frontenac, Le Febvre de La Barre, et qui se révéla au-dessus de ses forces. Incapable de mater les Iroquois à l’aide des troupes dont il disposait, il se vit forcé d’accepter leurs conditions pour conclure la paix, ce qui le fit rappeler par Louis XIV. Toutefois, il avait au moins réussi à faire comprendre au roi et au ministre de la Marine la gravité et l’urgence de la situation existant alors au Canada. M. de Brisay de Denonville y fut envoyé comme gouverneur accompagné d’un corps de troupe considérable. Il réussit à imposer aux Iroquois ses conditions de paix. Toutefois, le traité n’était pas encore ratifié qu’éclatait en Europe la guerre de la ligue d’Augsbourg : les Iroquois apprirent des autorités de New York que la France et l’Angleterre étaient en guerre avant que la nouvelle ne parvienne au gouvernement de la Nouvelle-France. Ceci explique l'attaque-surprise des Iroquois le 4 août 1689 (appelé le massacre contre l’établissement de Lachine qui prit les Canadiens à l’improviste. Les assaillants massacrèrent un grand nombre de personnes et détruisirent de nombreuses fermes.
En France, Frontenac s’évertuait depuis quelque temps à convaincre Louis XIV et ses ministres qu’il méritait un nouvel emploi. Il y était habilement aidé par ses parents et amis qui jouissaient d’une certaine influence à la cour. Il devait vivre dans la gêne, parce que ses créanciers paraissaient avoir enfin réussi à saisir la plus grande partie de ses biens. En 1685, il reçut une gratification de 3 500ª qui ne devait apporter qu’un réconfort financier bien maigre à un homme habitué à dépenser plus de dix fois cette somme en une année. En 1688, Denonville envoyait Louis-Hector de Callière, son commandant en second et le gouverneur de Montréal, à Versailles pour faire rapport sur l’état des affaires de la colonie et pour soumettre un plan. On voulait attaquer New York par terre et par mer, ce plan constituait le moyen le plus efficace pour mater les Iroquois en les privant des approvisionnements dont ils avaient besoin pour attaquer les Français. Dès que l’Angleterre eut déclaré la guerre à la France, Louis XIV accepta cette proposition et désigna Frontenac pour commander l’expédition. En même temps, on le nommait gouverneur de la Nouvelle-France pour succéder à Denonville. Il recevait cette nomination en avril 1689, quelque quatre mois avant l’attaque soudaine des Iroquois contre Lachine. Il ne serait donc pas exact de prétendre que Frontenac avait été nommé de nouveau à son poste de gouverneur pour sauver la colonie du désastre. Il était rétabli parce que Denonville, épuisé de fatigue, avait demandé son rappel. L’influence de Frontenac et celle de ses amis à la cour avaient suffi pour lui obtenir la nomination. En outre, comme la France se trouvait en guerre contre une coalition de puissances européennes, on ne pouvait envoyer les meilleurs officiers supérieurs au Canada, même s’ils consentaient à accepter cet emploi.
L’expédition contre New York, sous le commandement de Frontenac, fut retardée de six semaines à La Rochelle parce qu’on manquait d’équipages pour les navires. Quand elle mit à la voile le 23 juillet, elle dut lutter contre de forts vents contraires, de sorte qu’elle n’atteignit Québec que le 12 octobre. La saison se trouvait trop avancée pour entreprendre une expédition par voie de terre contre Albany (Orange) et Manate. On renonça donc au projet. Quand Frontenac fit le point sur la situation à laquelle il devait faire face, il la trouva peu rassurante. Il devait défendre la colonie contre les Iroquois qui poursuivaient leurs incursions dévastatrices contre les établissements. Il devait aussi envisager la possibilité d’attaques de la part des colonies anglaises, tout en fournissant une aide militaire aux alliés indiens de l’Ouest. Il avait sous son commandement un corps de troupes régulières assez imposant d’environ 1400 hommes, ainsi que les milices canadiennes et, au surplus, trois hommes fort habiles pour le seconder : l’intendant Jean Bochart de Champigny, Louis-Hector de Callière, gouverneur de Montréal, et Philippe de Rigaud de Vaudreuil, commandant des troupes régulières. Ces hommes possédaient une force de caractère exceptionnelle et ils ne manquaient pas d’influence à la cour (par exemple, le frère de Callière était l’un des secrétaires particuliers de Louis XIV), de sorte que Frontenac devait s’en remettre à leur jugement en plusieurs circonstances. D’autre part, il se trouvait dans une position plus solide que lors de son premier mandat de gouverneur, car moins d’une année après son retour, le marquis de Seignelay, fils et successeur de Colbert, mourait et était remplacé par un parent de Frontenac, Louis Phélypeaux de Pontchartrain. Quand Frontenac apprit la nomination de son parent en qualité de ministre des Finances et de ministre de la Marine, son ambition et ses espérances personnelles s'accrurent. Le poste de gouverneur général de la Nouvelle-France qu’il avait espéré avec tant d’ardeur quelque temps auparavant, ne lui suffisait plus. Dès qu’il apprit la promotion de Pontchartrain, il écrivit pour demander un poste plus important et moins éprouvant. Il se déclarait confiant que le ministre refuserait de voir un membre de sa famille tomber dans la décrépitude et finir ses jours dans une gêne incompatible avec sa dignité et sans les honneurs que lui valaient ses longs états de service. Le ministre ne répondit jamais à sa requête, bien qu’il la répéta chaque année.
La confédération iroquoise répondit de la même façon quand Frontenac chercha à conclure la paix avec les tribus qui lui étaient affiliées. Il surestimait de beaucoup son influence sur elles. Ils répondirent en torturant jusqu'à la mort certains de ses émissaires, après quoi ils renouvelèrent leurs incursions contre les établissements canadiens. Les Canadiens éprouvèrent d’abord une extrême difficulté à contrer ces attaques, d'autre part ils pouvaient régler le sort de leurs autres ennemis, c’est-à-dire les colonies anglaises, qui fournissaient des armes aux Iroquois et les incitaient à ces attaques. Avant le retour de Frontenac dans la colonie, les Canadiens se montraient fort désireux de se lancer à l’assaut d’Albany, principale base de ravitaillement des Iroquois, dont la destruction aurait réduit ces derniers à l’impuissance pour un certain temps. Frontenac comprit vite qu’une victoire militaire sur les Anglais relèverait le moral de la colonie et son prestige de gouverneur. En janvier 1690, il organisa trois détachements pour ravager les établissements anglais de la frontière, mais au lieu de concentrer l’attaque sur Albany comme plusieurs colons le demandaient, il dirigea ses troupes contre trois petits établissements, fort éloignés l’un de l’autre : Schenectady dans New York, Salmon Falls sur la côte du Maine et fort Loyal sur la baie de Casco. À ces trois endroits, on détruisit les fermes et les maisons, on tua nombre de colons anglais et on fit quelques prisonniers. Ces incursions réussirent admirablement à relever le moral dans la Nouvelle-France et à répandre la terreur le long de la frontière des colonies anglaises, en contrepartie, elles amenèrent ces dernières à unir leurs forces en vue d’une attaque par terre et par mer contre le Canada. Leur plan prévoyait qu’un corps de milice considérable de New York, de la Nouvelle-Angleterre et du Maryland se joindrait aux Iroquois pour attaquer Montréal, tandis qu’une expédition maritime partirait de Boston sous le commandement de Sir William Phips pour attaquer Québec par la voie du Saint-Laurent. À cause de la mauvaise organisation et d’une épidémie de petite vérole qui se déclara dans les rangs des miliciens, il fallut abandonner l’attaque en masse contre Montréal. En conséquence, quand Frontenac apprit à Montréal qu’une flotte de Boston approchait de Québec, il put grouper toutes les forces militaires de la colonie pour défendre cette ville. Le 16 octobre, un officier de la flotte de Boston débarqua et fut conduit devant Frontenac entouré de son haut personnel civil et militaire. Cet émissaire remit un ultimatum de Phips qui demandait la reddition de la colonie dans un délai d’une heure, à défaut de quoi Québec serait prise par la force des armes. À quoi Frontenac répliqua par cette phrase claironnante : «Je nay point de Reponse a faire a vostre general que par la bouche de mes cannons et a coups de fuzil.» (An, Col., F 3, VII : 39s., Sommation faite par le général anglais à M. de Frontenac et sa réponse.)
Cette courageuse riposte redonna du cœur aux défenseurs de Québec et abattit le moral des troupes de la Nouvelle-Angleterre. Quand elles apprirent que toutes les forces militaires de la colonie attendaient leur assaut, leur ardeur militaire s’affaiblit sensiblement. Les gens de la Nouvelle-Angleterre débarquèrent un millier d’hommes sur les battures de Beauport, en face de Québec, sur l’autre rive de la rivière Saint-Charles, mais ne purent lancer une attaque. Au bout de trois jours de marche et de ripostes contre les sorties de petites bandes de miliciens canadiens, par un froid de plus en plus aigu, ils remontèrent finalement sur leurs navires pour repartir. Frontenac, en démontrant simplement sa fermeté, avait ainsi défendu Québec et la colonie avec succès et un minimum de pertes. Aucune bataille n’eut lieu et la retraite de l’ennemi surprit Frontenac, mais il s’agissait quand même d’une victoire décisive. Les colonies anglaises ne lancèrent plus d’attaques de grande envergure contre le Canada. Pendant les sept autres années de guerre, elles s’en remirent aux Iroquois pour combattre à leur place. De son côté, le Canada ne possédait pas assez de troupes pour envahir en force les colonies anglaises. En conséquence, Frontenac opta pour une guerre de guérillas. Les Canadiens devinrent bientôt aussi adroits que les Iroquois dans cette guerre d’embuscades et d’attaques furtives au cours desquelles la capture par les Indiens entraînait les pires formes de torture que pouvaient imaginer ces esprits sauvages.
Frontenac ne joua qu’un rôle effacé dans cet aspect de la guerre. La zone d’hostilité véritable comprenait les établissements français situés entre Montréal et Trois-Rivières. Les combats y étaient livrés par des détachements envoyés de Montréal pour attaquer les Iroquois sur leur propre territoire. Callière et Vaudreuil étaient chargés de cette «petite guerre». Frontenac n’intervenait pas dans l’activité de ces deux hommes fort compétents. Dans une certaine mesure, cette décision était un hommage tacite rendu à leur force de caractère et, simultanément, une preuve de retenue chez Frontenac; ce qui est tout à son honneur.
La plupart du temps, Frontenac résidait au château Saint-Louis de Québec, ne se rendant n à Montréal lorsque ses alliés indiens de l’Ouest venaient pour discuter avec lui. Invariablement, c’était le prétexte de festivités et de longs discours que Frontenac semblait apprécier. À Québec, il entretenait une grande suite : un corps de garde, deux ou trois secrétaires, un aumônier, un médecin et un grand nombre de domestiques. Cependant, il serait ridicule de s'imaginer que le château Saint-Louis ressemblait à un petit Versailles. Néanmoins, Frontenac recevait avec magnificence, ce qui le rendait populaire auprès des dames de Québec. Il offrait fréquemment des banquets et des réceptions quand les navires arrivaient de France apportant les approvisionnements de l’année et, le cas échéant, l'annonce de victoires que les armées de Louis XIV avaient remportées sur les champs de bataille en Flandre ou sur le Rhin. Alors, Frontenac faisait chanter un Te Deum; il donnait l'ordre d’illuminer toutes les maisons de la ville; il faisait tirer une salve par les navires ancrés dans le fleuve et lancer un feu d’artifice. Pendant l’hiver, des amateurs jouaient des pièces de théâtre au château et, à la grande horreur du clergé, des dames y tenaient des rôles. Un jour, apprenant qu’on allait jouer le Tartuffe de Molière, l’évêque jeta de hauts cris, excommunia l’officier Jacques de Mareuil, qui devait tenir le rôle principal, et déclencha un grand tumulte dans toute la colonie. L'émoi fut si grand que Louis XIV dut intervenir personnellement pour ramener le calme.
Pendant toutes ces années, Frontenac se préoccupait avant tout de l’expansion de la traite des fourrures, expansion que la guerre facilitait grandement. Chaque année, sous prétexte d’opérations militaires, il envoyait de nombreux groupes aux frais de la couronne dans les postes de l’Ouest . On s’aperçut bientôt que, loin de servir à des fins militaires, ces expéditions offraient simplement, aux amis et associés de Frontenac, l’occasion de s’enrichir par la traite. Les Indiens de l’Ouest, absorbés par la chasse au castor, n’avaient plus le temps de faire la guerre aux Iroquois. De nouveaux postes de traite s’élevèrent dans l’Ouest et les traitants canadiens commencèrent à pénétrer au-delà de la ceinture forestière vers les grandes Plaines à l’ouest du Mississippi et autour du lac Winnipeg. Les Outaouais, partenaires commerciaux traditionnels des Français, voyaient cette expansion d’un fort mauvais œil. Jusque-là, ils avaient servi d’intermédiaires en rassemblant les pelleteries des tribus de l’Ouest pour traiter directement avec les Canadiens. Cependant, suite à leur expansion, les coureurs de bois canadiens se procuraient les fourrures à la source, ce qui écartait les intermédiaires outaouais. Pire encore, les Canadiens commencèrent à traiter avec les Sioux, ennemis traditionnels des Outaouais, et ils leur fournissaient des armes à feu. C'est pourquoi les propositions de paix et d'alliance des Iroquois avec les Outaouais furent très bien accueillies par ceux-ci. L’empire commercial des Français dans l’Ouest se trouvait ainsi menacé. Les officiers et les missionnaires français des postes de l’Ouest, ainsi que les hauts fonctionnaires de Montréal et de Québec demandèrent à Frontenac d’agir promptement pour parer à ce grave danger. Ils lui demandaient de lancer une grande attaque contre les villages iroquois, persuadés qu’il n’existait pas d’autre moyen d’empêcher le désastre. Toutefois, l'idée d'une telle campagne répugnait à Frontenac. Tout en négociant avec les Outaouais, les Iroquois avaient empêché les Français de réagir en entreprenant des négociations de paix avec Frontenac qui croyait à leur sincérité, malgré les efforts que Callière et l’intendant déployaient pour le convaincre de la duperie. Frontenac ne lança la campagne contre les villages iroquois que lorsque ceux-ci se furent entendus avec les Outaouais, qu'ils eurent repris leurs attaques contre les établissements français et qu’il en eut reçu l’ordre exprès du ministre de la Marine.
En juillet 1696, l’armée forte de 2 150 hommes, composée des troupes régulières, de la milice et des alliés indiens des missions de la colonie, quitta Montréal sous le commandement symbolique de Frontenac, mais sous la direction effective de Callière et de Vaudreuil quant aux opérations. Pour la marche finale vers le village des Onontagués, Frontenac, alors dans sa soixante-quatorzième année, mais décidé à jouer quand même un rôle actif dans les événements, se fit porter à travers bois dans une chaise à porteurs. À l’arrivée au village, l’armée n’y trouva plus que des cendres. L’ennemi avait fui dans les bois après avoir tout incendié. L’armée se mit en devoir de détruire le maïs dans les champs, ainsi que tous les vivres qu’elle put trouver cachés dans le village et les environs. À la tête de plus de 600 hommes, Vaudreuil se rendit au village des Onneiouts, le brûla et détruisit les récoltes. Cela fait, l’armée rentra à Montréal. Elle n’avait perdu que trois hommes, noyés, et un soldat, tué par un Iroquois en embuscade pendant le voyage de retour. Elle n’avait tué qu’un Iroquois, un vieux chef onontagué capturé parce qu’il était trop âgé et trop faible pour fuir. Frontenac permit aux Indiens des missions de le brûler à petit feu jusqu’à ce que mort s’ensuive, sort qu’il endura sans faire entendre un soupir.
Même si on n’avait pu se mesurer avec l’ennemi, cette campagne avait brisé la résistance des Iroquois. Depuis quelques années, la «petite guerre» de retournait contre eux. Au début, ils pouvaient attaquer avec impunité les établissements français, mais les Canadiens avaient vite acquis une grande habileté dans les tactiques de guerre en forêt. De plus en plus souvent, des détachements de Canadiens embusquaient des bandes de guerriers ou de chasseurs iroquois sur leur propre territoire. Les guerriers iroquois revenaient de moins en moins dans leurs maisons longues. Voyant leurs villages détruits et de leurs approvisionnements pillés, les Onontagués et les Onneiouts furent réduits à demander de l’aide aux trois autres nations iroquoises et aux colonies anglaises. Les dirigeants d'Albany leur fournirent très peu de secours parce que la colonie de New York, dont les frontières étaient constamment ravagées par les incursions des Canadiens, n’avait pas beaucoup à partager. En outre, les Outaouais, constatant l’affaiblissement ses Iroquois, abrogèrent leur traité et reprirent leurs attaques. Neuf années de guerre et les ravages de la maladie avaient déjà diminué de moitié leurs effectifs de combattants. Ils passèrent d'environ 2 800 en 1689 à 1 320 en 1698, pendant que le nombre des Français, en dépit de fortes pertes dues à la guerre et à la maladie, passait d’une population de 10 523 en 1688 à 12 768 en 1695. À cause de ces circonstances et craignant que les Français ne détruisent les villages subsistants au cours d’autres campagnes, ils furent forcés à conclure un traité de paix. Cette fois, cependant, Frontenac n’était plus du tout convaincu de leur sincérité. Pendant trois ans, les combats se poursuivirent par intermittence dans les bois. Pendant ce temps, en Europe, la guerre de la ligue d’Augsbourg prenait fin. En février 1698, des délégués arrivèrent d’Albany pour apprendre aux Français la signature de la paix de Ryswick.
Quand Frontenac était arrivé dans la Nouvelle-France en 1689 pour occuper le poste de gouverneur général pour la seconde fois, la colonie chancelait sous les assauts constants des Iroquois. Même si, à l’exception de la défense de Québec en 1690, il n’avait que peu participé à la direction tactique de la guerre, néanmoins la responsabilité lui en incombait. La colonie eût-elle été conquise, on l’en aurait blâmé, mais puisqu’elle avait été défendue avec succès, le mérite lui fut attribué.
Nous sommes placés face à un paradoxe si nous voulons porter un jugement sur sa façon d’agir à l’égard du commerce des fourrures. Le gouvernement de la France, s'appuyant sur des principes économiques et sociaux sérieux, avait pour politique de contenir ce commerce afin d’empêcher qu’il ne nuise à l’établissement de la colonie. Le gouvernement désirait réunir les Canadiens dans la colonie centrale pour qu’ils s’y livrent à l’agriculture, la pêche et d’autres industries telles que la construction de navires, l’exploitation forestière et la fabrication d’articles de consommation. En somme, il désirait que la colonie devienne autosuffisante dans les denrées essentielles. Il voyait mal qu’une forte partie de la population du Canada se disperse dans des postes à l’intérieur du continent. Frontenac tint cette politique pour lettre morte. Sous son régime, la traite des fourrures connut un essor jamais vu. De nouveaux postes de traite prirent naissance dans l’Ouest, les ordres donnés à ses associés et les fonds militaires servaient à activer leurs opérations commerciales. Il est évident que les intentions de Frontenac avaient pour mobile ses propres intérêts financiers et ceux de ses associés. Pourtant, le fait demeure que, peu après sa mort et pour des motifs politiques et dynastiques, le gouvernement de Versailles abandonna la politique de la restriction de l’expansion vers l’Ouest, pour passer à une politique impérialiste qui visait à occuper toute l’Amérique du Nord à l’ouest des Appalaches, entre les Grands Lacs et le golfe du Mexique. Les postes de l’Ouest que Frontenac avait établis furent essentiels à la réussite de ce nouveau programme d’action. S'il ne les avait pas bâtis et dotés du personnel nécessaire, le gouvernement aurait dû entreprendre leur érection. Il serait facile d’attribuer à Frontenac la prescience à cet égard, mais beaucoup plus difficile d’en établir la preuve.
Il est difficile de se former une opinion au sujet de Frontenac en tant qu'administrateur. Durant son second mandat, l’administration ne fut pas aussi désorganisée que durant son premier mandat. À l’exception de sa violente querelle avec Mgr de Saint-Vallier [La Croix] au sujet de la représentation projetée du Tartuffe de Molière – querelle suscitée par l’évêque plutôt que par le gouverneur – il eut des relations plutôt paisibles avec le clergé. Il ne créa pas non plus de graves difficultés au sein du Conseil souverain, mais ses relations avec l’intendant laissèrent beaucoup à désirer. Quand Champigny cherchait à donner suite aux édits royaux destinés à enrayer les abus de la traite, Frontenac passait outre, appuyé par les dirigeants du ministère de la Marine. En 1695, cependant, le ministère devait se rendre compte de l’encombrement du marché du castor en France. La quantité de peaux expédiées du Canada avait augmenté dans des proportions astronomiques au cours des dix années précédentes et le monopole sur la traite du castor prit fin en 1697. Parce qu'il rapportait 500 000 ª par an au trésor royal, on craignait fort que, vu l’encombrement du marché, personne ne veuille racheter le monopole à l’expiration de l'échéancier. L'analyse de la question convainquit le ministre que le mépris persistant manifesté par Frontenac, à l’égard des édits relatifs à la traite, était à l’origine de cette situation. On commença à croire aux affirmations de ceux qui soutenaient depuis un certain temps que les imposantes dépenses militaires engagées par le gouverneur servaient, non pas à des fins militaires, mais à l’expansion des intérêts que Frontenac possédait dans le commerce de la fourrure. En 1692, le budget militaire de la colonie se chiffrait par 75 000 ª et il passa à 200 000 ª en 1694. Le ministre se plaignit que, au cours des quelques années précédentes, l’excédent des dépenses sur les crédits accordés avait atteint le total de 550 000 ª, sans que des réalisations puissent le justifier.
En 1697, Frontenac se trouva en désaccord avec l’intendant sur la disposition d’un navire capturé et il annula la décision prise par ce dernier. Néanmoins, le ministre révoqua l’annulation du gouverneur, le blâma sérieusement et le prévint qu’il ne pourrait plus le protéger en excusant sa conduite auprès du roi parce qu'il avait épuisé la patience de Louis XIV et de son ministre. Au lieu de tenir compte de cet avertissement, l’année suivante Frontenac eut un nouveau différend avec l’intendant parce qu’il voulait empêcher qu’on ne traduise en justice Lamothe de Cadillac [Laumet], commandant d’un poste du «pays d’en haut», suite à de flagrants abus d’autorité à Michillimakinac. Au cours de cette controverse, il apparut clairement que, loin de s’efforcer de faire respecter les édits du roi régissant la traite des fourrures, Frontenac avait encouragé les membres de son entourage, personnes à qui il avait accordé des brevets dans les troupes de la Marine et offert le commandement des postes de l’Ouest, à ne pas se formaliser avec les édits destinés à restreindre leur activité dans le domaine de la traite. Alors que le ministre s’efforçait de réduire la quantité de peaux de castor produites pour correspondre au volume que le marché pouvait absorber, Frontenac continuait à expédier de forts contingents chargés de marchandises d'échange au «pays d’en haut», au mépris des ordres formels du roi. À la lumière de ces révélations et parce que sa crédibilité à la cour avait beaucoup diminué, il courait le danger d'être congédié de son poste à nouveau.
Toutefois, le ministre n'eut pas à prendre cette décision. À l’automne de 1698, la santé de Frontenac déclina en quelques semaines à cause de l’asthme dont il souffrait. Il ne pouvait dormir que calé dans un fauteuil. Les forces commencèrent à lui manquer. À la mi-novembre, il comprit que sa fin était proche et il s’y prépara dans le calme. Il fit sa paix avec ses vieux adversaires, l’intendant et l’évêque, et, le 28 novembre, l’évêque lui administrait l’extrême-onction. Peu après, le vieux gouverneur rendit le dernier soupir. Il fut inhumé dans l’église des Récollets à Québec.
La comtesse de Frontenac lui survécut jusqu’au 20 janvier 1707, passant ses dernières années dans une situation financière parfois pénible. Ils ne laissaient pas d’héritier, leur fils François-Louis étant mort en 1672 ou 1673 en Allemagne, où il servait en qualité de colonel dans les troupes de l’évêque de Münster, Von Galen.
Il reste un aspect à considérer : la légende de Frontenac. Jusqu’à récemment, deux études seulement ont paru au sujet de Frontenac et de son régime; elles se sont inspirées des documents originaux. Celle de l’historien américain Francis Parkman, intitulée Count Frontenac and New France under Louis XIV a paru la première en 1877. L'autre étude de l’historien français Henri Lorin, intitulée Le comte de Frontenac publiée en 1895, représente plutôt un panégyrique qu’une étude historique critique. Les très rares historiens et écrivains subséquents qui se penchèrent sur les jugements portés sur Frontenac, particulièrement ceux de Parkman, les ont acceptés d'emblée. Par malheur, ni Parkman ni Lorin n’ont pas vraiment remis en question la valeur des témoignages. Frontenac était un écrivain prolifique et talentueux; il envoyait à sa femme des comptes rendus très longs de tous les événements de la Nouvelle-France pour qu’elle les répande dans les cercles de la cour. Ces journaux annuels, qui pouvaient compter jusqu’à 90 pages, étaient conçus avec habileté pour que tout rende la plus grande gloire à Frontenac. Chaque succès, aussi éphémère fût-il, était porté aux nues et chaque revers était nié ou minimisé par des justifications plausibles. En acceptant son récit des événements sans examen critique, il était possible d’en faire le genre de narration vivante auquel se complaisent les historiens et les lecteurs romantiques, adeptes de la notion du «héros» historique. Toutefois, en comparant soigneusement les comptes-rendus de Frontenac avec les témoignages provenant d’autres sources, apparaissent clairement les contradictions, les inexactitudes habilement dosées, les omissions volontaires et les entorses à la vérité.
Par malheur, la plupart des auteurs de biographies plus récentes de Frontenac et d’études générales sur cette période ont préféré paraphraser Parkman plutôt que de soumettre à un examen critique les preuves contenues dans la masse de documents originaux. Ils ont donc perpétué et accentué la légende de Frontenac en répétant de vieilles erreurs et, trop souvent, en en créant de nouvelles.
W. J. Eccles
Source :
[Les documents originaux portant sur la carrière de Frontenac avant son arrivée au Canada sont peu abondants. Il existe quelques pièces à la division des mss de la BN, à Paris, et aux Archives du département de Châteauroux. Mlle de Montpensier, dans ses Mémoires, a beaucoup à dire sur le comte et la comtesse de Frontenac, mais bien peu en leur faveur (V. Anne-Marie-Louise de Montpensier d’Orléans, Mémoires, éd. A. Chéruel (4 vol., Paris, 1858–1859). Les lettres de Frontenac à la cour et celles qu’il recevait de Louis XIV et du ministre sont reproduites dans RAPQ, 1926–27, 1–144 ; 1927–28, 3–211 ; 1928–29, 247–384. Toutefois, pour se faire une idée plus juste de Frontenac et de sa conduite au Canada, il faut consulter la correspondance d’autres fonctionnaires et de notables de la colonie. On trouvera le plus gros de ces documents aux AN et à la BN ; aux APC on dispose de copies et de microfilms de cette correspondance. On trouvera d’autres pièces aux ASQ, aux AJM et aux state archives à Albany et à Boston. Guy et Liliane Frégault ont publié un choix de lettres du gouverneur, accompagnées d’une brève introduction et de notes dans Frontenac («Classiques canadiens», H, Montréal et Paris, 1956).
Il existe plusieurs biographies de Frontenac ; la première ayant quelque importance fut celle de Francis Parkman, Count Frontenac and New France under Louis XIV, qui a connu plusieurs éditions mais qui parut pour la première fois à Boston en 1877. Malheureusement, comme la plupart des historiens de sa génération, Parkman jugea la Nouvelle-France d’après les normes applicables à son temps plutôt qu’à celui de Frontenac. Henri Lorin dans Le comte de Frontenac (Paris, 1895) présente un panégyrique où il traite la vérité historique avec une certaine liberté. Jean Delanglez dans son Frontenac and the Jesuits (Chicago, 1939) offre un antidote à l’anticléricalisme de Parkman et de Lorin. Il ne traite que d’un seul aspect de la vie de Frontenac, mais l'étude est solide. La biographie la plus récente et la plus critique sur Frontenac est celle de Eccles, Frontenac : the courtier governor. Les biographies de W. Lesueur, Count Frontenac (Toronto, 1906), et de Colby, The fighting governor, s’appuient principalement sur l’ouvrage antérieur de Parkman et ne sont guère utiles. w. j. e.]
© 2000 Université Laval/University of Toronto
Source document : (corrigé de l'original)
Dictionnaire biographique du Canada en ligne, Bibliothèque nationale du Canada et archives nationales du Canada
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